Le titre emprunté à l’expression de Charlotte dans Sonate d'Automne ne renvoie pas à la naissance physique, mais à celle de l’esprit. C’est un état où se trouvent les personnages avant de prendre conscience de la réalité de leur propre existence. Il est vrai que les protagonistes de la période précédente, selon notre point de vue, n’étaient pas non plus conscients de leur existence. Ils souffraient sûrement, et certains, en particulier dans la deuxième période, ressentaient violemment de l’angoisse. Mais la ‘« non-naissance’ » en tant qu’existence n’était pas forcément le source d’angoisse. C’est seulement dans cette période où le concept de l’existence a sa place que Bergman décrit l’angoisse installée chez ses personnages.
Il y a tout d’abord le mobile énigmatique du suicide de Jenny dans Face à Face. Elle est belle, prévenante, matériellement aisée, apparemment équilibrée. Mais elle a toujours, présente près d’elle, la femme borgne incarnant la mort. Cette présence de la mort ne figure-t-elle pas le néant qui la guette ou plutôt qu’elle sent sourdement? Car, si extérieurement elle a tout, elle n’a rien intérieurement. Tout dans sa vie est réglé selon les usages de la convention, demeurant extérieurs au fond de sa propre existence.
Le film commence par la séquence de la consultation. C’est la patiente qui dit la vérité sur Jenny, le docteur: « ‘Tu ne sais pas aimer! Tu es comme irréelle’. » Jenny néglige naturellement la vérité révélée par la bouche de l’autre, réagit seulement en tant que psychiatre devant sa malade. Elle remarque tout de même: ‘« on aurait dit qu’il y avait de l’orage dans l’air ’»
Maria est la psychose à laquelle le docteur s’est attachée. Elle révèle la vérité de l’être de son médecin qui rejette cette vérité. Jenny garde enfouie au fond d’elle-même sa propre réalité. Plus tard, elle reconnaîtra dans le message laissé à son mari qu’elle vivait dans un isolement, dû au décalage entre l’extérieur et son moi. Incapable de saisir sa propre existence, la réussite apparente de sa vie paraît irréelle.
Plus tard, c’est cette patiente qui entraînera Jenny à vivre une situation de viol à partir de laquelle elle commence à réfléchir sur sa propre existence. Jenny reçoit un appel téléphonique d’un inconnu qui lui parle de sa patiente, Maria. Selon lui, cette dernière a insisté auprès de lui pour qu’il l’emmène dans la maison vide344 de Jenny, et qu’il appelle cette dernière. La psychiatre arrive hâtivement dans sa maison. Elle trouve Maria étendue par terre sans connaissance au milieu de la pièce, et deux inconnus. Toujours à côté de Maria, un des hommes tente de la violer mais Jenny est trop fermée, le violeur n’arrive pas à pénétrer en elle. Ils quittent les lieux, elle appelle l’ambulance pour Maria. Suite à cela, elle panique et est saisie d’une violente émotion.
Il nous semble que, Maria, la patiente, incarne la partie refoulée du docteur. Une psychose qui dévoile la vérité que Jenny refuse de voir en face. Et, dans sa folie, Maria l’entraîne vers le viol qui s’avère le moment de la révélation de son existence. Le fait que Jenny ait été trop fermée à tel point que le violeur n’arrive pas à pénétrer en elle dépeint métaphoriquement le repliement sur soi. L’angoisse émerge d’elle. « ‘L’angoisse sans causes précises, encore informulée et cependant discernable, inexplicable et redoutable’ 345. » Une angoisse qu’elle ne peut plus contrôler. Le suicide est finalement une sorte d’échappatoire, mais, frôlant la mort, elle fait tomber tout ce qui était extérieur et gagne le sens de son existence. Après avoir vécu la plongée dans un état second et le réveil à plusieurs reprises, elle fait tout ce qu’elle peut pour ne pas replonger à nouveau. Elle réussit enfin à naître.
Le personnage de Charlotte dans Sonate d'Automne a les traits plus distincts d’une personne appartenant à la « ‘non-naissance’ » en tant qu’existence. Les caractères de Charlotte et Jenny sont différents ainsi que leur situation. Cependant, une similitude existe entre ces deux personnages. Charlotte est un être exclusivement attaché à son apparence et à la question matérielle. Toute la mesure de la valeur passe à ses yeux par l’extériorité. Elle dispose néanmoins d’un moyen d’exprimer son intériorité: la musique346. Mais la musique ne peut pas remplacer la vie.
Au début du film, la première chose qu’elle fait quand elle rencontre sa fille au bout de sept ans, consiste à parler de la mort de Leonardo. Comme Jenny qui rencontre la femme représentant la mort au début de Face à Face, Charlotte débute la rencontre avec sa fille en lui parlant de la mort. La mère ne porte-t-elle pas la mort en elle, bien qu’elle ne semble pas l’apercevoir? L’extériorité des apparences, dans laquelle elle vit sans avoir d’existence propre, n’est-elle pas justement la mort, à savoir le néant?
De même reste-t-elle prisonnière des apparences jusque dans le spectacle de la mort de son compagnon. Ce que France Farago analyse avec justesse en ces termes précis:
« Lorsqu’elle est là, près de Leonardo mourant, que perçoit-elle? Non pas l’agonie d’une âme solitaire qui rentre dans la nuit, le néant, mais l’odeur d’un corps moribond, la salle d’hôpital en réfection, le bruit des marteaux-piqueurs, la chaleur, etc. Tous les détails matériels, extérieurs, tendance que l’on retrouvera plus tard dans son rapport à l’argent. D’ailleurs Leo appelle l’infirmière pour mourir et la prie, elle de quitter la chambre. N’est-elle pas déjà au dehors347? »
Même la mort ne la touche pas. ‘« Je n'en suis pas accablée de douleur. Je sens un vide’ », dit-elle. C’est juste une présence qui manque. D’ailleurs, pendant qu’elle raconte la mort de Leonardo, on voit la chambre de l’hôpital en demi-ensemble. Leonardo mort est étendu sur le lit, et elle est assise dans un fauteuil un peu loin du pied de lit. Elle se lève, va lentement vers lui, l’embrasse. Durant quarante longues secondes, la scène inspire plutôt le calme.
La présence de Helena, son autre fille malade, perturbe encore plus Charlotte. « ‘N’est-ce pas assez que Leonardo soit mort? Fallait-il traîner Lena jusqu’ici?’ », demande-t-elle. Helena est entièrement paralysée. Les apparences extérieures, mesures de toute valeur pour Charlotte sont, dans ce cas précis, à nouveau affectées. Elle avait mis Helena à la maison de retraite, comme elle avait enterré la réalité de son être au fond d’elle-même. « ‘Comment pourrait-elle savoir qui elle est alors qu’elle se dérobe systématiquement à la confrontation de sa propre angoisse existentielle soigneusement refoulée, confrontation qui pourtant seule pourrait l’enfanter, la faire naître à elle-même’ 348? »
Charlotte très nerveuse, marche de long en large de la chambre. Elle tremble presque, allume une cigarette. « ‘Pourquoi je me sens fiévreuse? Pourquoi ai-je envie de pleurer? C’est ridicule! On veut me faire honte. Sciemment. Et cette mauvaise conscience! Toujours! Toujours! Moi qui avais hâte de venir! Qui attendais-je, au juste? Que désirais-je donc tant que je n’osais m’avouer?’ » Ce qui était soigneusement refoulé selon Farago émerge d’un seul coup. Elle résiste à cette angoisse: « ‘Inutile de pleurer! ’»
Le surgissement de Helena perturbe profondément Charlotte, la rend nerveuse. Cette réaction explique l’importance de sa fille pour elle. La mère a voulu nier l’existence de sa fille malade comme elle a enfoui sa propre réalité. La présence de cette fille l’ébranle et met la réalité de son être en question.
Même si elle essaie de sauver les apparences, elle ne peut plus cacher son angoisse. Le cauchemar qu’elle fait en témoigne. Dans le noir, une main caresse d’abord sa main, son visage, puis essaie de l’entraîner. Charlotte la repousse violemment en criant. Elle se réveille en sursaut, allume la lampe, regarde autour d’elle. Mais il n’y a personne. Elle s’assied, soupire en caressant sa poitrine. Elle descend au salon, demande à Eva qui est venue la voir: ‘« Tu m’aimes?’ » Elle a besoin de le vérifier. La mise en question de son être jette une ombre de doute épaisse sur tout, et est à l’origine d’une angoisse. Mais Eva ne répond pas. Silence qui sert lui-même de point de départ à une conversation cruciale entre la mère et la fille.
Par la bouche de sa fille, ce que Charlotte avait enterré est mis à nu. Elle ne peux plus tourner le dos. Cet entretient douloureux lui permet de faire face à sa propre angoisse.
Après avoir écouté péniblement le défoulement de la haine de sa fille, Charlotte parvient à étaler la réalité de sa propre existence. ‘« La nuit, pendant mes insomnies, je me demande si j’ai vraiment vécu. Et je me demande si tout le monde est comme moi ou si les autres sont plus doués pour la vie. Peut-être que certains ne vivent jamais et se contentent d’exister?’ » Remarquons ici la différence entre la signification des termes employés par Bergman et la signification que nous leur accordons. Exister pour nous est synonyme de vivre, et le terme ici employé semble indiquer le fait d’exister sans être.
Elle avoue enfin son angoisse. ‘« Ça m’angoisse. Ma propre image m’épouvante. Je ne suis pas adulte. Mon visage, mon corps ont vieilli. J’ai des souvenirs, j’ai fait des expériences, malgré tout cela, je ne suis jamais née.’ » Sans être en possession de sa propre existence, les expériences acquises ne peuvent avoir d’intérêt. La naissance en tant qu’existence est ce qui est porteur de sens pour Bergman. Vers la fin du film, dans le train, Charlotte se regarde dans la fenêtre, mais celle-ci est noire, et reflète à peine son visage. En avouant son angoisse, elle arrive à voir tout de même son propre visage, même s’il est encore obscur. Tout peut à commencer.
Sa maison est en réparation. Elle vit provisoirement chez ses grand-parents.
Michel ESTÈVE, « Note sur une problématique de la mort », op.cit., p. 14
Elle est une pianiste renommée.
France FARAGO, « La mort comme propédeutique à la vie », op.cit., p. 22
ibid., p. 23