Il nous semble très intéressant que le thème de la Grâce revienne dans les films à cette période où les personnages arrivent à se débarrasser de l’idée de Dieu dogmatique. Contrairement à la première période où le Dogme est censé être associé à la Grâce, représentant la Vérité objective, ces deux éléments sont séparés. Le Dogme n’est qu’une doctrine selon laquelle l’homme mène sa vie et la Grâce garde sa nature transcendantale. Ainsi, les personnages incarnant le Dogme ou la Vérité objective ne sont plus aussi catégoriquement antipathiques ou implacables.
Avant d’examiner le cas d’Agnes dans Cris et Chuchotements nous permettant d’aborder précisément cette question, il nous semble intéressant d’analyser le personnage de l’évêque exprimant dans Fanny et Alexander le changement de l’attitude bergmanienne vis-à-vis de la Vérité objective. Bergman porte son regard sur l’homme et son existence. Même la Vérité dogmatique est décrite comme un discipline à laquelle l’homme adhère.
Il est clair que l’évêque est décrit comme adversaire redoutable d’Alexander, le petit garçon. L’antipathie inspirée par ce personnage est à tel point marquante que la critique l’a largement qualifié de sadique. Quand il compte de l’argent après avoir vendu le grand coffre à Isaak, le plan représente l’image des ténèbres. Dans un plan moyen, le pasteur est derrière le bureau sur lequel se trouve une croix noire et un grand chat également noir. Ces deux présences sont imposantes. Le chat et l’évêque qui compte attentivement les billets, renvoient à l’image du Mal. Pourtant, hormis ce plan, les caractères du personnage attribués dans le film entier sont décrits comme une conséquence de sa foi.
L’évêque est un homme de justice qui croit vivre totalement dans la Vérité. Quand il est à côté des enfants et de leur mère pour la première fois, il leur propose de prier: « ‘Agenouillons-nous et unissons-nous dans une fervente prière.’ » Malgré l’effet de son attitude sur Alexander, Bergman décrit un homme de bonne volonté. C’est un homme qui apprécie sincèrement la beauté immuable de son évêché, qui dit avec un air ému que c’est une chance de vivre dans cette atmosphère austère et pure.
Devant le garçon qui ment et qui n’hésite pas à parjurer sur la Bible, il s’exaspère et croit que c’est son devoir de lui apprendre à distinguer la vérité du mensonge. En gros plan, l’évêque dira à Alexander: «‘ Je t’aime. Mais l’amour que j’ai pour toi ou pour ta soeur n’est ni aveugle ni niais. Il est fort, il est âpre. ’» Il entreprend un effort désespéré pour faire comprendre au jeune garçon la valeur de la vérité. Quand le garçon avoue finalement qu’il a inventé l’histoire concernant l’évêque et sa famille défunte, Bergman filme en gros plan le visage de l’évêque qui exprime une joie sincère et profonde: ‘« Tu as remporté une grande victoire. Une victoire sur toi-même.’ » Même quand il demande au garçon quel châtiment il choisit, la sincérité se reflète sur son visage. Tout au long du film, le cinéaste ne laisse pas percevoir l’aspect superficiel de la bonté ou encore la mauvaise volonté de l’évêque. C’est un homme qui croit que la vérité et la justice sont de son côté.
Vers la fin du film, après l’évasion des enfants, il se rend compte que la réalité est bien différente de ce qu’il croyait. Aussi pâle que la couleur délavée de l’intérieur, il avouera à sa femme: « ‘J’ai toujours cru que l’on m’aimait bien. Je me voyais d’ailleurs sage, large d’esprit et juste. ’» L’illusion apparaît au grand jour face à la réalité. C’est le seul moment où l’homme de Vérité devient un homme. Mais il est trop tard. Son destin le conduit à périr par le feu.
L’évêque meurt, mais laisse un enfant. Emilie enceinte rejoint la famille d’Ekdahl, où elle met son bébé au monde. Et la fête remplit la maison. Après un long discours, Gustav prend un bébé, dit en le regardant: ‘« Un jour, elle régnera non seulement sur notre petit monde, mais sur tout!’ ». L’enfant d’Emilie et de l’évêque est placé à côté d’un autre bébé, enfant de Gustav Ekdahl et de sa bonne. C’est un nouveau départ mais cette fois-ci, la Vérité habite au sein de la vie.
L’ambiguïté est encore plus grande chez Agnes. Ici, la Vérité objective ou le Dogme ne sont plus rigides, mais moribonds. Agnes est un être pur, dogmatiquement parfait. Au début du film, elle remonte une pendule arrêtée, se montre sereine en dépit de sa souffrance. La prière solennelle du pasteur après sa mort donne d’elle l’image d’une sainte: « ‘Agnes, toi qui as tant souffert et si longtemps, tu dois être digne d’intercéder pour nous’. » Il dira même que la Foi de la défunte était plus forte que la sienne. « ‘Persuadée de la sincérité, de l’affection dont ses soeurs lui témoignent les apparences, elle est pleine confiance en Dieu et lui fait don de ses souffrances’ 349. »
Nous avons précédemment interprété le personnage d’Agnes en tant qu’incarnation de la Foi dogmatiquement conçue. Rappelons que Bergman mettait l’accent sur les caractéristiques imposantes ou idéales de la Vérité objective. Agnes n’est pas exempte de défauts de cette nature. À travers son attitude elle fait pourtant paraître un élément essentiel de la Foi. Enfermée dans le manoir, dans ce monde clos, elle est décrite comme personne ouverte. L’acceptation sereine de la souffrance par Agnes évoque cette ouverture à travers les yeux de la Foi, même si le pasteur, lui, déplore son propre doute, l’angoisse et le silence de Dieu. Cette ouverture est surtout manifeste dans le contraste entre Agnes et les deux autres soeurs. Contrairement à Agnes, elles ont connu le monde extérieur et la vie familiale. Pourtant, en dépit de leur mode de vie apparemment ouvert, elles sont en réalité cloîtrées dans leur propre monde. Le titre du film Cris et Chuchotements nous semble à cet égard significatif. Le terme « Cris » représenterait les cris d’Agnes souffrante mais n’est-il pas aussi les cris de deux soeurs enfermées dans leur monde350?
Mais c’est surtout après la mort d’Agnes que cette dernière provoque une réaction chez les autres. Elle revient pour quêter la tendresse: « ‘Je veux que Karin vienne ici.’ » « ‘Je veux que Maria vienne.’ » Elle demande ou plutôt dit: « ‘Il faut que tu me touches. Il faut que tu me parles. ’» Ses soeurs la repoussent violemment. Agnes bouleversée sanglote. Sa souffrance s’accroît mais elle a permis aux autres de se voir tels qu’ils étaient.
Néanmoins, il nous semble important de souligner la distance qui existe entre Agnes et ses soeurs. Comme nous l’avons vu, Agnes est un être pur et vertueux. Mais, malgré tout, ses vertus n’arrivent pas directement à atteindre les autres. Après la mort d’Agnes, nous assistons un moment de réconciliation entre les deux soeurs. Sur un air de violoncelle de Bach, elles se touchent, discutent, se découvrent. Mais il s’agit d’un moment fugitif. Plus tard, Karin rappelle ce moment à Maria qui est redevenue frivole: « ‘Tu m’as touchée. Tu ne t’en rappelles pas?’ » Pourtant, à la défunte qui demandait un peu de tendresse, elle a répondu: « ‘Peut-être, si je t’aimais. Mais je ne t’aime pas’. »
Bergman met en question ce caractère théorique de la Vérité qui ne concerne pas l’existence, le concret. Or, ce même caractère ne serait-il pas justement la maladie qui ronge le corps d’Agnes? Pourtant le cinéaste ne tranche pas, il ne condamne plus aussi systématiquement. Karin qui crie qu’elle n’aime pas Agnes, mais celle-ci confesse dans son journal intime qu’elle aime sa soeur et que sa présence lui apporte beaucoup de bonheur.
Au début du film, après avoir remonté la pendule, Agnes écrit dans son journal intime: « ‘Il est tôt, lundi matin et je souffre.’ » Nous avions antérieurement interprété ce propos comme un signe d’acceptation de sa souffrance. C’est un journal dans lequel Agnes transcrit la vie de son monde intérieur. La propriétaire meurt, mais son journal reste et sera lu par d’autres. Ainsi, Karin lit-elle: « ‘Jeudi 30 septembre. J’ai reçu ce qu’un être humain peut recevoir de plus beau dans cette vie. Cela peut avoir beaucoup de noms. Communion, chaleur humaine, tendresse. Je crois que c’est cela que l’on appelle la grâce.’ » Mais Karin ne semble pas comprendre le contexte. Elle dira à sa soeur qu’elle déteste toute sorte de contacts. Elle n’aime pas ce qu’Agnes nomme la plus belle chose dans sa vie. La lecture du journal révèle les dispositions intérieures de Karin.
Après les funérailles, quand tout le monde est parti, Anna allume une bougie, ouvre le tiroir. Elle sort le journal enveloppé par un tissu brodé comme un trésor. La mazurka de Chopin en musique extra-diégétique rend l’atmosphère paisible. Anna prend la bougie et le journal, se met dans un coin. Elle l’ouvre attentivement. Un très gros plan de son visage reflète une certaine attente. Elle lit: ‘« Mercredi 3 septembre. Il fait frais’. » La caméra descend vers la flamme de la bougie. La voix d’Agnes continuant la lecture se fait entendre. En fondu enchaîné, succède un plan poitrine d’Agnes habillée en blanc, portant une ombrelle ouverte. Suit un plan demi-ensemble d’Agnes, ses deux soeurs et Anna toutes en blanc, se promenant dans le parc. La lecture continue: « ‘C’est merveilleux de pouvoir être réunies comme autrefois! Je me sens beaucoup mieux.’ »
Le ton a radicalement changé. Le blanc éclatant au milieu du paysage automnal nous donne même l’impression qu’il ne s’agit pas réellement d’un souvenir mais de quelque chose de nature intemporelle. Le temps semble être suspendu. Toute la souffrance qu’Agnes a endurée au long du film atteint soudainement un état de Grâce.
Dans l’image qui demeure lumineuse, la voix d’Agnes continue à se faire entendre: « Les êtres que j’aime le plus au monde étaient près de moi. Je les entendais parler doucement. Je sentais la présence de leurs corps, la chaleur de leurs mains. Je voulais arrêter ces instants, (zoom avant jusqu’au gros plan d’Agnes sur la balançoire) et je pensais: ceci est en tout cas le bonheur. Je ne peux souhaiter quelque chose de meilleur. À présent, pendant ces quelques minutes, je peux goûter la plénitude. Et je suis remplie de gratitude envers ma vie qui me donne tant. » Le film s’achève sur un gros plan d’Agnes.
Le physique malade d’Agnes est mort, mais son âme transcrite dans le journal est conservée par Anna. Ce qu'Agnes a laissé, n’est-ce pas effectivement la Grâce? Le Dogme meurt mais la Grâce reste. N’est-il pas finalement l’insaisissable présence de Dieu? L’aspect intemporel de la dernière séquence lumineuse illustre cette présence. La souffrance d’Agnes endurée tout au long du film est finie, la Grâce demeure. En acquérant la Vérité subjective, Bergman renoue le lien avec la Transcendance. ‘« Il s’agit, avant tout, d’être soi-même dans sa relation avec l’absolu’ 351. » Anna, la servante incarnant l’Amour concret conserve cet état de Grâce en elle.
Gabriel SORGES, « Cris et chuchotements » in Cinématographe, n° 4, 1973, p. 3
Et les cris d’amour d’Anna!
Jean WAHL, Les Philosophies de l’Existence, op.cit. p. 87