2. Le mystère agit

Religieux ou non, on constate que le mystère au sens surnaturel n’a pas occupé une grande place dans l’ensemble des films de Bergman. À part le jaillissement mystérieux d’une source à la fin du film La Source de la première période, on n’observe nulle part de manifestation ou de suggestion du mystère. Les récits se situent soit dans le contexte réaliste d’où le surnaturel est absent, soit dans le contexte fantasmagorique où le mystère perd sa nature mystérieuse. L'Oeil du Diable de la première période et L'Heure du Loup de la deuxième période appartiennent au second cas de figure. Il est vrai que le Mal était constamment opposé aux vertus dogmatiquement enseignées. Mais selon lui, le Mal était immanent, c'est-à-dire, se manifestait comme le réel tangible.

Cependant, dans Fanny et Alexander l’un des derniers films de Bergman le mystère prend une importance capitale au tournant du récit. Il s’agit de la séquence de l’évasion des enfants par la manoeuvre de l’oncle Isaak. Nous avons précédemment décrit la scène d’évasion dans un autre chapitre et nous rappelons ici brièvement le contenu. Isaak vient d’acheter le grand coffre à l’évêque chez qui les enfants sont presque séquestrés. Pendant que le pasteur compte les billets et signe le papier dans son bureau, les enfants resteront cachés dans ce coffre. Il est pourtant vide et, quand le pasteur monte voir les enfants dans leur chambre, il constate leur présence. En arrivant au magasin d’antiquités d’Isaak, on voit les enfants sortant du coffre.

Dans le contexte d’opposition entre le monde d’Ekdahl avec celui de l’évêque, le monde du magasin d’antiquité entre en conflit avec le monde du pasteur. Et, jusqu’à l’incendie qui coûte la mort à l’évêque, les deux mondes sont filmés en alternance. Le contraste qui existe entre les deux est bien souligné. Pour lutter contre le Dogme, la vie chaleureuse de la famille d’Ekdahl ne suffit-elle pas? Fallait-il une intervention du surnaturel? Lorsqu’Isaak se présente à l’évêché, il est rejeté. Il est « ‘un sale youpin’ » selon l’évêque. Or, cette attitude du pasteur ne témoigne-t-elle pas un mépris fondamental de la Vérité abstraite envers ce qui demeure inaccessible à la raison?

Les enfants se trouvent ainsi dans le magasin d’Isak surchargé d’objets. Des milliers d’objets sont empilés ou suspendus. Dès que les enfants sortent du coffre, Aaron, le neveu d’Isaak, verrouille la porte, baisse le store rouge. Ils prennent le repas dans une pièce où la couleur rouge est omniprésente. L’éclairage est sombre, les ombres sont épaisses.

Depuis Cris et Chuchotements, il nous semble que le rouge revêt une signification particulière: celle de l’âme. Nous ne pouvons évidemment pas renvoyer toutes les apparitions du rouge à cette signification, mais dans le cas du magasin d’Isaak, cette interprétation paraît fondée. Quand Isak, Aaron et les enfants entrent dans la chambre préparée pour les enfants, la chambre est entièrement plongée dans une atmosphère rouge. Aaron ferme aussitôt le rideau rouge de la grande fenêtre d’en face. La chambre elle-même semble immatérielle. Ne sommes-nous pas en train de pénétrer à l’intérieur de l’homme, la contrée la plus mystérieuse?

L’espace est un labyrinthe toujours surchargé d’objets. Le temps paraît être empilé au lieu de s’écouler. En allant dans la chambre à coucher, ils passent devant les étagères remplies de marionnettes, puis devant la porte de la chambre d’Ismaël. Isaak explique aux enfants qu’il ne faut pas l’ouvrir car il est très malade. Nous avons antérieurement interprété le personnage d’Ismaël en tant qu’incarnation de la nature rejetée de l’homme. C’est l’espace le plus secret.

Dans cette contrée, Alexander va à nouveau rencontrer son père revenant et va discuter avec lui, tandis que jusqu’alors il ne faisait que le voir. Au milieu de la nuit, le garçon sort la chambre pour faire ses besoins, et se perd. À la recherche de sa chambre, il passe d’une pièce à l’autre. Puis, on entend quelques notes aiguës d’un instrument à corde en extra-diégétique. L’intervalle est long. Le son crée soudainement un climat fantastique. Une discussion entre le garçon et son père défunt a lieu, ainsi que nous l’avions vu précédemment. Et, tout au long de la discussion, la musique continue.

Par la suite, succède le plan de la mère du garçon dans une pièce de l’évêché. L’effet de contraste par rapport au magasin d’antiquité est saisissant, même si le spectateur est suffisamment habitué aux lieux. Les murs sont nus, ont des lignes architecturales pures, sans aucun meuble à l’exception de la table derrière laquelle Emilie s’est assise. La couleur de ses vêtements est aussi délavée que celle à l’intérieur de l’évêché. Seule la musique continue, mais, en raison de l’aspect des lieux, elle crée maintenant une certaine tension.

Le pasteur la rejoint, elle lui donne le bouillon chaud qu’elle allait prendre. Le mari va voir la tante malade qui se plaint car il fait noir. Il lui approche la lampe de chevet. Ce geste apparemment naturel s’avérera incertain quand l’incendie éclatera. Le pasteur revient auprès de sa femme. Il lui dit qu’il n’a jamais supposé que l’on puisse avoir de la haine pour lui. « ‘Ton fils me hait’ ». Cette parole est suivie d’un plan représentant les étagères remplies de marionnettes. La caméra panoramique descend, découvre Alexander endormi sur le bureau. On entend la voix du pasteur en off: ‘« J’ai peur de lui’. » Comme les marionnettes suspendues dans le magasin d’Isaak, sont-ils tous les deux sans le savoir sous l’emprise de l’Autre? À partir de maintenant, Bergman décrit ces deux mondes parallèles, bien qu’étroitement liés. Chaque acte se produisant dans un monde paraît avoir une répercussion dans l’autre monde.

Et Alexander lui-même vit concrètement ce qu’il ne faisait qu’apercevoir auparavant. Au début du film, la séquence où le garçon se promène dans la maison déserte et silencieuse de sa grand-mère est décrite comme irréelle. Le moment où le temps est arrêté, l’espace et les objets qui étaient si familiers pour lui, lui inspirent un sentiment d’étrangeté. Le garçon croit même qu’une statue blanche l’a salué. Le fait de voir son père défunt est également inexplicable. Maintenant, au milieu de la nuit, tout devient réel. Aaron dira qu’il y a maintes choses étranges, inexplicables, que l’on aperçoit quand on s’occupe de magie.

Aaron conduit le garçon dans une pièce où une momie est posée. L’éclairage est minimal. Un climat étrange règne: « ‘La momie est morte depuis plus de quatre milles ans mais elle respire toujours.’ » Devant Alexander fasciné, Aaron tend la main vers la momie, qui tourne lentement la tête. Succède le plan de la tante Elsa qui se tourne lentement vers la lampe. L’identification entre la momie et la tante malade est ainsi suggérée par le montage. Au moment où elle touche avec la main l’abat-jour de la lampe, le plan change. Aaron et Alexander se trouvent dans l’atelier de marionnettes. « ‘Oncle Isaak dit qu’on est entouré de réalités toutes concentriques. Ça fourmille de fantômes, de revenants, de spectres, d’âmes, d’esprits frappeurs, de démons, d’anges et de diables. Il dit que la moindre pierre a sa propre vie. Tout est vivant, tout est Dieu ou pensée de Dieu. Non seulement le bon mais le plus cruel.’ »

Il ne semble pas que l’idée selon laquelle « ‘tout est Dieu ou pensée de Dieu’ » soit une idée panthéiste, mais une simple ouverture de l’esprit vers l’incompréhensible, l’illogique. La moindre pierre qui a sa propre vie ne constitue-t-elle pas l’affirmation d’une existence? La Vérité abstraite perd ainsi tout son sens.

Aaron apporte, avec le garçon, le petit déjeuner à son frère Ismaël. Devant la porte, Aaron frappe, la déverrouille, l’ouvre. Succède le plan de l’évêque s’agitant dans son lit, il se réveille. Et on apprend qu’Emilie a mis du somnifère dans le bouillon qu’il a bu. Emilie dit qu’elle partira le lendemain matin et que le pasteur sera dans un profond sommeil. L’évêque essaie désespérément de retenir sa femme, mais en vain. Il crie qu’il ne voit rien. Ensuite, nous voyons encore Alexander et Aaron avec le plateau qui frappe à la porte et l’ouvre.

La répétition de la scène d’Aaron qui ouvre la porte d’Ismaël donne de l’importance à son acte. La porte est ouverte et le pasteur se réveille. Si nous revenons au sens de notre remarque concernant la chambre d’Ismaël en tant que partie rejetée de l’homme, ne pourrait-on pas mettre en rapport son ouverture avec le réveil du pasteur? Il crie qu’il est horriblement éveillé, mais qu’il ne voit rien. Révélation cruciale pour l’homme de la Vérité dogmatique. Au fur et à mesure que ce qui échappe à l’Objectivité se montre, le pasteur entre dans un état de déchirement. Lorsque le spectateur voit la porte ouverte pour la deuxième fois, Alexander entre dans la pièce où se trouve Ismaël.

Ismaël demande à Aaron de le laisser seul avec Alexander. Ils se présentent. Par la suite, Ismaël entraîne le garçon dans l’incitation à l’incendie à l’évêché que nous avions antérieurement évoquée. Sous l’effet d’une incitation télépathique ou non, le fait est que c’est à travers Ismaël que le pasteur sera jeté dans les flammes. Ismaël, c’est le juif vivant enfermé au fond de la contrée où le temps est empilé au lieu de s’écouler, où la raison ne parvient pas à pénétrer.