3. L’amour ineffable

Dans la dernière période du cinéma bergmanien, l’amour devient une force qui permettra à l’homme d’affronter des questions cruciales pour son existence. Cependant, il ne s’agit pas d’un amour idéalisé comme celui de la première période, mais d’un amour concret vécu quotidiennement. En plus de cette dimension humaine, il est imprégné par des caractéristiques transcendantales. Il est loin de l’amour dogmatiquement conçu mais revêt un caractère religieux.

Mais il y a tout d’abord, l’amour que découvre Jenny dans Face à Face. L’amour, ici, décrit la vie sous un tout autre angle que celui décrit dans les livres de la psychiatrie. Auparavant, elle ne voyait chez sa grand-mère qu’une vieille femme obligée de s’occuper de son mari paralysé. Mais quand elle retourne dans l’appartement de ses grands-parents après sa tentative de suicide, elle la découvre comme si elle la voyait pour la première fois.

La grand-mère ouvre la porte. La grand-père est allongé dans le grand lit à deux places, et paraît tout petit. Dès que la grand-mère et Jenny s’approchent, il ouvre les yeux et les regarde d’un air anxieux. La femme le console: « Ne t’inquiète pas. Je reste là, près de toi. Je ne te quitte pas. » L’anxiété du regard se dissipe un peu. Le grand-père fait un signe imperceptible de la tête puis il étend la main et prend celle de grand-mère. Elle s’assied à côté du lit et donne de petites tapes à la main de son mari. Elle donne encore et encore de petites tapes à sa main.

La jeune médecin regarde longuement la scène de tendresse entre les deux vieillards. Elle voit la communion dans l’amour, leur humilité, leur dignité, comprend alors que l’amour embrasse tout, y compris la mort.

L’itinéraire de Jenny évoque délicatement le film d’opéra réalisé un an auparavant: La Flûte Enchantée. Tamino découvre l’amour, quitte le Royaume de la Nuit, gagne le Royaume du Jour pour rencontrer Pamino, l’incarnation de cet amour. Il est vrai que la comparaison entre les deux films est périlleuse et que le récit de La Flûte Enchantée est d’un tout autre ordre. L’action de l’opéra de Mozart a lieu dans une Égypte imaginaire et Bergman brouille davantage les pistes. Aucune indication d’ordre physique n’est donnée. Tout se joue dans un univers métaphysique ou spirituel. C’est un film à part dans l’univers bergmanien. Néanmoins, la quête bergmanienne et la propre réponse qu’il apporte sur l’amour ont amplement imprégné ce film d’opéra qui, à l’origine, est un opéra franc-maçon. ‘« Les judicieuses coupures effectuées dans le livret éliminèrent quelques références obscures au rite maçonnique, pour donner la primauté aux forces d’amour et de lumière’ 352 », dira Cowie.

C’est l’amour éprouvé pour Pamina qui donne l’envie et le courage à Tamino de partir à sa recherche, à tel point que le nom de la jeune fille devient l’incantation de l’Amour. « ‘Il ne s’agit plus du nom d’une attrayante jeune femme, mais du code de l’amour: Pa-mi-na vit encore! L’Amour existe. L’Amour est une réalité dans le monde des humains’ 353. » Tamino explique à Pamina qu’ils vont croiser la Mort. La situation nous rappelle celle de la famille de Jof dans Le Septième Sceau, mais la réponse de la jeune fille démontre un changement fondamental dans l’univers bergmanien. Elle lui répond: « ‘Mon Amour, nous serons ensemble. Nous allons l’affronter ensemble. Et mon Amour te guidera, ton Amour me protégera.’ » Affronter ensemble la mort; ainsi l’Amour ne fuit plus la mort comme dans Le Septième Sceau. Tous les deux chantent: ‘« Confiants, main dans la main, allons vers un nouveau Matin. ’»

Mais c’est surtout la fin du film très différente de celle de l’opéra de Mozart qui démontre l’apport original de Bergman. Le jeune couple traverse ensemble le feu. Autour d’eux, « ‘des corps nus au crâne rasé s’étreignent dans une lutte serrée’ ». Cette image évoque largement celle de l’Enfer. Ils réussissent à surmonter l’épreuve et sont couronnés de fleurs. Par rapport la fin de l’opéra d’origine dans lequel Sarastro reçoit le couple et reste avec lui, Bergman le fait partir en laissant le couple seul maître du monde. C’est l’Amour qui régnera sur le monde.

Cet amour va donner à Eva le courage de se regarder en face dans Sonate d'Automne. Le film commence par un plan d’ensemble représentant un salon au fond duquel se trouve Eva, devant une fenêtre, assise derrière un bureau. Toute la composition du plan conduit le regard du spectateur dans sa direction. Dans le plan fixe, nous entendons en off, la voix du mari: « ‘Quelques fois, je regarde ma femme sans qu’elle sache que je suis là. La première fois qu’elle est entrée dans cette pièce, elle a dit: « Ça me plaît, ici! Je me sens bien. » Nous avons fait connaissance depuis peu.’ » La caméra panoramique à droite fait découvrir le mari debout devant la porte. Il continue à parler en s’adressant à la caméra. La femme et le mari se trouvent dans le même plan.

Ce premier plan nous donne l’image d’une spatialisation de ce qui est en l’homme. Ne serait-ce pas le monde intérieur de son mari, le pasteur Viktor? Il s'adresse directement au spectateur comme s’il entretenait une intimité stricte avec nous, comme si c’était son intérieur qui parlait. Cet espace plaisait à la femme, elle s’y installe. ‘« Je n’imagine pas la vie sans lui ’», avouera Eva à sa mère. C’est au sein de cet espace qu’elle va avoir le courage d’exprimer sa haine profonde pour sa mère. En effet, le mari reste toujours discrètement présent tout au long du film.

Viktor prend un livre dans la bibliothèque. C’est le premier livre écrit par Eva. Suit un plan poitrine de Viktor, de profil. Il lit un passage: « ‘Il faut apprendre à vivre, je m’y exerce tous les jours. Mon plus grand obstacle: je ne sais pas qui je suis, alors je tâtonne comme une aveugle. Si quelqu’un m’aimait comme je suis, peut-être oserais-je me regarder en face. Mais cette éventualité, pour moi, demeure lointaine’ » Il s’arrête de lire, s’adresse à la caméra: ‘« Je voudrais lui dire, ne serait-ce qu’une fois qu’elle est aimée sans restriction. Mais je n’arrive pas à me faire entendre d’elle. Je ne trouve pas les mots.’ »

Eva cherche l’amour mais elle n’est pas capable de voir ce qui est près d’elle. Plus tard, le mari expliquera à sa belle-mère qu’Eva ne l’aime pas. Nous apprendrons également au cours du récit qu’elle est émotionnellement handicapée. L’amour de Viktor est donc gratuit, sans attente d’une réponse en retour. Il embrasse tout, excuse tout. N’est-il pas l’amour décrit par St. Paul354? Ou encore, cet amour ne relève-t-il pas de l’amour de Dieu chrétiennement parlant, puisque l’amour du Dieu chrétien ne dépend nullement de la conscience ou la volonté de l’homme? Qu’Eva le veuille ou non, qu’elle en soit consciente ou non, elle est habitée par cet amour qui lui donne le courage de se regarder enfin en face. En ce sens, le fait que Viktor soit pasteur ne nous semble pas être le fruit d’une coïncidence.

Ce concept d’amour n’est apparemment pas différent de celui de l’amour dogmatique. Rappelons qu’il était une source de souffrance dans les films de la première période. Tout au long de sa carrière, le cinéaste fait des efforts pour se défaire de l’emprise de ce concept afin de pouvoir d’exister au sein de la Vérité subjective. Au terme d’un long cheminement, il parvient à concevoir la dimension de l’amour et à la décrire. Cet amour surpasse son concept dogmatique parce qu’il n’est plus ni abstrait ni objectif. C’est l’amour vivant qui se manifeste à travers la vie. ‘« Le jeune poète un amant malheureux, car il rêve son amour, au lieu de le vivre. Frère aîné du grand Maulines, il ne réussit pas à aimer pour de vrai, à enraciner son amour dans la réalité de la vie de chaque jour, "en caractère’ " 355. »

L’épilogue du film commence par le même plan que celui du début, mais plus éloigné. L’ouverture de la pièce est limitée par le mur et la luminosité du plan est naturellement moindre à cause du mur sombre. Suit le plan d’ensemble d’un salon au fond duquel Eva se trouve et nous entendons la voix de Viktor disant: ‘« Quelquefois, je regarde ma femme sans qu’elle sache que je suis là’ » Il dit qu’Eva souffre de remords à cause d’une dispute avec sa mère. Le fait que le mari n’arrive pas à partager la douleur de sa femme expliquerait la présence du mur restreignant la vue au premier plan. Au cours de sa souffrance, il l’accompagne sans qu’elle le sache.

Au moyen de procédés cinématographiques, le cinéaste rend éternel l’amour discret, amour semblable à celui de Viktor: Agnes morte repose sur les genoux d’Anna dans Cris et Chuchotements. La critique applaudit cette image en tant que Pietà, ainsi que nous l’avons vu. ‘« Bergman précise qu'Anna au non biblique incarne parfaitement l’amour évangélique. "Elle apporte l’amour et la tendresse instinctivement aux autres. Elle le fait sans réfléchir, délibérément. Elle ne réclame rien en échange. Elle aime tout à fait dans l’esprit de l’Épître aux Corinthiens. Et pour moi c’est cela qui est important."’ 356 » La transcendance se manifeste ainsi dans l’immanence.

Au début du film, un plan résume métaphoriquement le personnage d’Anna. Un plan poitrine d’Anna de profil, près du poêle. Son premier geste en entrant dans le récit est d’ajouter une bûche dans l’âtre et de réanimer le feu en soufflant. Elle offre ainsi un peu de chaleur à Agnes, à travers le souffle sur le feu qui est en train de s’éteindre. Le soir, Agnes l’appelle: « ‘Viens près de moi! Tu es si loin! Viens ici.’ » Anna, n’est-elle pas l’incarnation de l’Amour? Se trouvant entre la vie et la mort, l’amour est la seule force susceptible d’apporter la paix à l’homme. Anna lui offre son sein avec tendresse en disant: « ‘Tu n’a pas besoin de t’inquiéter quand je suis là.’ »

Et l’Amour vit dans le présent, tandis que les autres personnages portent le passé en eux. Les séquences débutant et finissant par un gros plan de chaque personnage nous suggèrent que le cinéaste évoque l’inconscience avec laquelle ils doivent assumer leur existence. Contrairement aux séquences des autres personnages qui évoquent le passé, celle d’Anna décrit le présent. Après la mort d’Agnes au milieu de la nuit, Anna entend des pleurs. Elle se précipite à travers le manoir plongé dans le noir en en cherchant l’origine. « ‘Vous n’entendez pas? Quelqu’un pleure’. » Elle trouve Karin et Maria, mais elles sont figées, incapables de réagir. Anna comprend que les pleurs viennent de la pièce où repose le cadavre d’Agnes. Anna la prend dans ses bras la défunte qui n’arrive pas à quitter le monde, et lui offre le repos. D’où son identification possible au rôle de la Pietà.

Hormis dans La Flûte Enchantée, personne n’exprime plus l’amour par des paroles. L’expression ‘« je t’aime’ » n’a plus de sens. Viktor dit dans l’épilogue357: « ‘Si je pouvais, au moins, lui parler, mais les mots ont tout de suite un goût de poussière et les phrases sonnent creux. Je suis à côté d’elle, je vois qu’elle souffre et je ne peux rien pour elle.’ » Malgré ce sentiment d’impuissance, l’amour se manifeste à travers la vie même. Il agit en homme, accompagne l’homme pendant la traversée de la mort, et de la souffrance. L’amour permettra à Eva de faire le saut pour renouer les liens avec sa mère. Agnes, quant à elle, repose dans l’Amour.

Notes
352.

Peter COWIE, Ingmar Bergman, op.cit. p. 318

353.

Ingmar BERGMAN, Laterna magica, op.cit. p. 252

354.

Nous faisons référence à la Bible: la Première épître aux Corinthiens, chapitre 13

355.

Nelly VIALLANEIX, op.cit. p. 136

356.

Entretien télévisé du 4 mars 1973 avec Nils Petter Sundgren, repris dans Ingmar Bergman de Joseph MARTY, op.cit. p. 161

357.

Selon le scénario, ces répliques ont été supprimées au montage.