4. La re-prise

« ‘Avec l’éveil à soi-même, notamment par le langage et la rencontre d’autrui, l’individu entre réellement dans la vie, naît à lui-même et s’affirme comme une réalité spécifique’ 358. » Le changement radical chez les personnages de cette période est dû précisément à l’éveil à soi-même. Une mise en question de leur existence leur permet d’accompli un saut qualitatif. Ils passeront ainsi d’un ordre à un autre. Mais le changement fondamental que les personnages vivent ne signifie pas pour eux un éloignement du monde, mais au contraire, cela leur permet de retrouver le monde tel qu’il est. Vivre la même chose mais autrement. « ‘La "re-prise créatrice" doit retrouver vraiment ce qui a été (le Même), mais d’une manière inédite (Autre’ ) 359. »

La retrouvaille de Johan avec Marianne est à ce propos éloquente. Nous savons que ce couple qui était parfait en apparence dans le cadre des conventions bourgeoises a difficilement vécu son divorce. À travers la souffrance causée par la séparation, chacun ne regarde qui lui-même. « ‘Il s’agit d’un brusque coup d’arrêt, d’une rupture dans l’existence, d’une épreuve qui met en question l’individu’ 360 », dit Nelly Villaneix. Plusieurs années plus tard, ils se retrouvent, passent ensemble le week-end. Il ne s’agit pas simplement d’une retrouvaille physique mais de celle de l’autre comme existant. ‘« Les personnages sortaient peu à peu de leur rôle convenu, se libéraient et, s’étant enfin trouvés eux-mêmes, pouvaient se rencontrer en vérité, communiquer vraiment’ 361. » Dépouillés de tout faux-semblant, ils sont ensemble comme avant, mais tout est nouveau.

Bergman décrit habilement la dimension existentielle de la situation. Le carton-titre nous informe déjà cette situation: « ‘Au milieu de la nuit dans une maison sombre’ ». Le couple se rend dans son ancienne maison de campagne mais il s’aperçoit que les vieux souvenirs qui habitent cette maison le dérangent. Ils empruntent alors une cabane de pêche à un ami. Tous deux rentrent dans la petite cabane, trouvent du désordre à l’intérieur. Cette cabane est, nous semble-t-il, la métaphore de l’intérieur de chacun. Le fait de vivre sa propre existence ne signifie pas pour le cinéaste de mettre l’ordre dans ce qui est en soi ou le déterminer, mais voir le désordre qui est en soi. Ils se mettent au milieu, rient, commencent à ranger un peu.

À la chaleur d’un feu de bois, chacun parle des changements qu’il a vécu: Johan qui s’était donné l’image d’un homme parfait, a fait preuve d’humilité et fini par accepter ses limites, Marianne qui était froide sur le plan sexuel, devient consciente de l’importance de celui-ci. L’homme et la femme étalent ainsi leurs existences. À Johan qui accordait une grande importance à la dimension physique de l’existence mais qui donne à présent toute son importance à la vie intérieure, à la sagesse, à l’introspection, Marianne répond qu’elle fait confiance à sa propre raison, à son expérience et ajoute même qu’elle aime la sagesse. La certitude de la femme va jusqu’à engloutir l’irrésolution de l’homme. Johan finira par lui demander qu’elle s’arrête de lui dire la vérité à tout prix. Et ils s’embrassent. Dans le cours du film, leurs embrassades trouvent naturellement leur place dans la mesure où leur vie intime était le sujet du film. Mais ici, leur acte revêt une signification particulière. Il symbolise l’union entre deux existences, qui va elle-même ébranler la certitude de la femme.

Au milieu de la nuit, Marianne se réveille en sursaut à cause d’un cauchemar. « ‘Quelque chose échappe dans ton univers ultra organisé?’ » lui demande Johan. Elle s’accroupit dans un coin, contre le mur. En plan rapproché, elle demande à Johan de la prendre dans les bras. « ‘Je suis glacée, recouvre-moi.’ » Un gros plan les représente enlacés. « ‘Nous sommes passés à côté de l’important.’ » Un doute envahit Marianne: ‘« Il m’arrive de regretter de n’avoir pas su ce que c’est qu’aimer, et aussi de n’avoir pas eu la chance d’être aimée.’ » À cet aveu, Johan répond: « ‘Pour ma part, je t’aime d’une façon très imparfaite, sûrement très égoïste mais c’est une façon d’aimer. Il me semble que, de ton côté, toi, tu m’aimes aussi. C’est ta manière bien affairée. On s’aime, j’en suis sûr, on s’aime terrestrement, imparfaitement.’ »

La réponse de Johan en raison de son humilité donne une réalité concrète à son amour. Cet amour imparfait, selon lui, conserve pourtant sa profondeur puisque en tant qu’amour vécu, il se distingue de l’amour rationnel. L’analyse de Mosley voyant ‘« le sens métaphysique et même mystique du sacrement entre les deux êtres’ 362 », nous semble juste.

« ‘Marianne, à cet instant, toi et moi nous sommes dans une maison sombre au milieu de la nuit quelque part dans le monde. Tu es blottie frileusement dans mes bras. Nous sommes bien assis et je ne crois pas que je ressens une sympathie cosmique pour autrui.’ » Le cinéaste rend illusoire l’amour dogmatiquement parlant à travers l’aveu sincère d’une existence. Un gros plan montre le sentiment de paix lisible sur le visage de Marianne. Elle demande: « ‘Mais tu es convaincu que je t’aime aussi?’ » L’union est réelle en dehors de toute cérémonie. Ils se recouchent et le film s’achève sur le souhait que chacun adresse à l’autre: « ‘Bonne nuit.’ » Bonne nuit pour se retrouver au nouveau matin.

Le saut d’Eva dans Sonate d'Automne est plus net, dans la mesure où c’est elle qui tend la main à sa mère sans connaître la réponse. Devant la présence discrète de son mari, Eva manifeste sa haine profonde envers sa mère. Celle-ci quitte précipitamment la maison et Eva se trouve plongée dans un état introspectif. Elle songe au nouveau visage de sa mère qu’elle venait de découvrir. Mais après s’être débarrassée de ce qui était en quelque sorte le support de son existence, un sentiment de défaite la gagne. Devant le cimetière où repose son fils, elle pense à la mort. C’est la présence de son mari et de Helena qui l’empêche de mourir. « ‘Je dois préparer le dîner de Viktor et de Helena. Je n’ai pas le droit de mourir maintenant. J’ai peur de me suicider.’ »

Ensuite, le mari raconte que sa femme éprouve beaucoup de remords envers sa mère. « ‘La souffrance est une condition et le passage obligé de la répétition qui est d’abord retour sur soi et nouvelle naissance’ 363. » Alors qu’elle semblait remonter du néant, un nouveau sentiment naît chez elle: le remords. La question est alors de savoir comment surmonter ce remords. Elle écrit une lettre à sa mère, lui demande pardon. Eva a pourtant dit auparavant à sa mère qu’il n’y avait pas de pardon. Ce nouveau pas d’Eva à l’égard de sa mère n’est-il pas un saut? Le fait de vouloir recommencer leur relation de mère-fille, n’est-elle pas une reprise?

Viktor commence à lire la lettre de sa femme et puis c’est Eva qui parle face à la caméra. Suit un gros plan d’Eva: « ‘J’ignore si cette lettre te parviendra. J’ignore même si tu la liras; je ne te laisserai plus jamais sortir de ma vie. Je lutterai. Je n’abandonnerai pas même s’il est trop tard. ’» Le film s’achève sur le gros plan de la lettre repliée et remise dans l’enveloppe. « ‘Les mouvements psychologiques s’effacent devant la répétition posée comme la double condamnation de l’habitude et de la mémoire. C’est par là que la répétition est la pensée de l’avenir: elle s’oppose à la catégorie antique de la réminiscence, et à la catégorie moderne de l’habitus’ 364. » Le film ne nous laisse pas connaître la suite. Il nous semble qu’elle n’est d’ailleurs pas importante. Ce qui est essentiel dans ce film, à notre avis, c’est le saut qualitatif accompli par Eva qui recommence à vivre.

Il y a aussi la suicidaire dans Face à Face qui renaît après avoir frôlé la mort. ‘« Ce film est, à n’en pas douter, une réflexion sur l’obstétrique mentale’ 365. » Quand elle rentre chez ses grands-parents après son séjour à l’hôpital à la suite de sa tentative de suicide, Jenny téléphone à son hôpital pour reprendre son travail en tant que psychiatre. Tout redevient comme avant, mais nous savons pourtant qu’un changement radical s’est opéré en elle.

La notion de reprise prend également toute sa signification chez Helena et sa belle-fille, Emilie, dans Fanny et Alexander. Toutes les deux ont vécu des événements dramatiques: la mort d’Oscar, le mari d’Emilie; le remariage d’Emilie avec l’évêque et son départ avec ses enfants pour vivre à l’évêché; la mort de l’évêque à cause de l’incendie; le retour d’Emilie enceinte et le retour des petits enfants. La grand-mère vit sans dramatiser excessivement ces événements comme s’ils faisaient partie de la vie, tandis que pour Emilie ces mêmes événements revêtent un caractère décisif.

Avant le mariage avec l’évêque, Emilie lui a dit qu’elle n’avait rien pris à coeur dans sa vie avec la famille d’Ekdahl, ni son métier de comédienne, ni ses enfants366: ‘« Je ne pouvais pas comprendre pourquoi rien ne me faisait jamais vraiment mal, pourquoi je ne me sentais jamais vraiment gaie.’ » disait-elle. Elle trouvait qu’elle avait vécu dans le mensonge et avait soif de la vérité. Mais après avoir vécu avec l’évêque, elle dira à son mari étant sous l’effet d’un somnifère, qu’elle allait retourner chez elle, au théâtre, à sa famille qui désigne naturellement la famille d’Ekdahl. C’est à travers l’expérience de la vie commune avec l’évêque qu’elle comprend ce qui est fondamental pour elle: exister devant la Vérité objective. Dès son retour à son ancienne vie, tout est comme avant et tout est nouveau à la fois.

Emilie met un enfant au monde et les Ekdahl fêtent son retour ainsi que le baptême de l’enfant. Elle prend en main la direction du théâtre dont son mari défunt était le directeur. La fête finie, le calme revient à la maison. Emilie va retrouver la grand-mère, Helena, au milieu du grand salon. Elle lui demande de lire Le Songe de Strindberg et propose de le jouer avec elle. Helena, ancienne actrice, refuse d’abord la proposition de sa belle-fille, mais finit par s’y intéresser. Main dans la main, les deux femmes passent d’une pièce à l’autre, elle sont bien détendues: ‘« Le théâtre est à nous maintenant ’». Helena seule, tenant le livre dans la main entre dans une autre pièce, s’assied dans un fauteuil. Alexander la rejoint, se couche sur ses genoux. Elle lit la pièce en caressant son petit-fils: « ‘Tout peut arriver, tout est possible, probable.’ » Un zoom avant lent de la caméra s’oriente vers le visage d’Alexander: ‘« Le temps et l’espace n’existent pas. Sur une toile de réalité insignifiante, l’imagination tisse de nouveaux motifs.’ » Le film s’achève sur un gros plan d’Alexander.

Il est vrai que le saut qualitatif qui exige une rupture, une remise en question de soi, n’est pas explicitement évoqué dans cette scène avec la grand-mère. Il ne s’agit que de l’acceptation d’une proposition. Pourtant, à notre avis, le fait que Helena reprenne son activité d’actrice manifeste tout le sens de la reprise, selon Kierkegaard. La replongée dans le monde artistique qu’elle a abandonné depuis plusieurs décennies dégage le sentiment d’une répétition permanente du mouvement de la Vie, à la fois comme continuation et comme commencement. ‘« La re-prise véritable exige une appropriation personnelle qui est "recréation". La re-prise devient ainsi une catégorie paradoxale, comme toutes les catégories existentielles. Elle unit en elle le Même et l’Autre’ 367. »

La voix de Helena résonne doucement à l’intérieur du cadre qui circonscrit lentement le visage d’Alexander par le zoom avant. Le sens existentiel de la reprise semble ainsi pleinement concerner le jeune garçon qui n’a pas encore su s’éveiller en tant qu’existence: « ‘Tout peut arriver, tout est possible’. » « ‘L’incertitude objective appropriée fermement par l’intériorité la plus passionnée’ 368 », est la vérité, disait Kierkegaard. Par la reprise, l’existence se déplace dans la Subjectivité.

Notes
358.

André CLAIR, Kierkegaard penseur le singulier, op.cit. p. 55

359.

Nelly VIALLANEIX, « Kierkegaard, poète de l’existence: la loi de "reprise" », op.cit. p. 138

360.

André CLAIR, Kierkegaard penseur le singulier, op.cit. p. 55

361.

France, FARAGO, « La mort comme propédeutique à la vie », op.cit. p. 21

362.

Philip MOSLEY, Ingmar Bergman, The cinema as Mistress, Marion Boyars Publishers Ltd. 1981, London, p.169

363.

André CLAIR, Kierkegaard penseur le singulier, op.cit. p. 55

364.

Gille DELEUZE, Différence et répétition, Presses Universitaires de France, 1972, Paris, p. 15

365.

France FARAGO, « La mort comme propédeutique à la vie », op.cit. p. 30

366.

La scène est raccourcie au montage pour la version courte de trois heures. Nous nous référons ici au scénario.

367.

Nelly VIALLANEIX, « KIERKEGAARD, poète de l’existence: la loi de "reprise"», op.cit. p. 137

368.

Søren KIERKEGAARD, Post-Scriptum, op.cit. p. 134