Conclusion

Après une période où l’idée de Vérité objective a été battue en brèche, le concept d’existence entre dans l’univers bergmanien. Tous les problèmes tournent autour de la question de l’existence. Et le cinéaste place les protagonistes dans des situations au travers desquelles ils doivent passer pour pouvoir renaître en tant que sujets de leur propre existence.

Tout d’abord, il y a la mort qui change totalement d’aspect. Elle ne sème plus la terreur. Et Bergman met la mort directement en scène. Nous assistons ainsi aux dernières heures d’Agnes, à ses souffrances et aux moments éphémères de repos entre les crises. De même, à travers la tentative du suicide de Jenny, le cinéaste décrit une situation se situant à mi-chemin entre la vie et la mort et qui s’avère en fait être le monde intérieur refoulé de la suicidaire. Certains personnages devront passer près de la mort afin de pouvoir saisir le concept d’existence.

Même si la mort est toujours située de l’autre côté de la vie, la frontière n’est plus aussi absolue qu’auparavant. Les morts ne sont plus définitivement détachés de la vie, ils reviennent. Le retour d’Agnes est ainsi l’occasion d’offrir un moment de vérité à ses proches. Celui du fils défunt d’Eva apporte un réconfort à sa mère. Enfin Oscar reste simplement auprès de ceux qu’il a aimés auparavant. La notion de vie élargit ainsi ses limites et, surtout, la réalité ne renvoie plus seulement à ce qui est visible. Ce changement de point de vue nous permet d’aborder la donnée de l’indicible.

Enfin réapparaît le thème de la Transcendance, absent de la deuxième période. Mais elle a cessé d’être imposante et écrasante comme dans la première période. L’invisibilité de la Transcendance a perdu son caractère abstrait. Elle est une Présence qui demeure concrètement auprès des personnages qui doivent faire face à des moments cruciaux. Bergman la décrit dans ses différents aspects.

C’est d’abord l’amour qui va au-delà de ce que peut exprimer la parole humaine. Pourtant il n’est plus idéalisé, mais vécu au quotidien. Il surpasse la raison de l’homme. L’amour agit dans l’homme, donne aux personnages le courage d’affronter leurs problèmes existentiels. Il les accompagne durant leur traversée vers l’autre côté de la vie. Ce qui est inaccessible à la raison joue un rôle décisif pour mettre un terme définitif au règne de la Vérité objective. C’est à travers l’amour qu’agit la Grâce.

Au sein de cet indicible, l’homme lutte pour être fondamentalement soi. Quel que soit le niveau social et matériel de l’existant, ce dernier n’a guère de réalité pour lui. Le seul moyen de vivre dans le réel est désormais d’exister. Et les personnages bergmaniens déclarent qu’exister a plus d’intérêt que l’ensemble des questions métaphysiques qu’un homme peut se poser.

Exister, c’est « ‘être soi-même’ ». Bergman souligne ce dernier point en plaçant les personnages en situation d’introspection. Marianne découvre ainsi qu’elle ignorait tout d’elle-même et Tim est le seul personnage qui défend son identité. Le cinéaste intitule même l’un de ses films Face à Face. Le sujet de ce film est justement la marche d’une psychiatre vers la découverte de soi. La Vérité objective est mise à mort par le feu, chacun s’achemine vers la connaissance de soi.

Exister, c’est aussi couper le cordon ombilical. Le rapport avec les parents, qui était rarement abordé malgré son importance, est décrit de plusieurs manières. Ce rapport constitue l’un des éléments essentiels de la compréhension du sujet existant et indépendant.

Le doute concernant l’existence du Salut divin persiste toujours, mais Bergman décrit maintenant plutôt des personnages qui en acceptent malgré tout l’idée. Ils se plaignent mais la non-existence de Dieu n’est pas remise en question. Tant que la Transcendance demeure en l’homme, le temps qui était un écoulement infini rencontre l’éternel, l’homme et devient l’instant. Certains personnages vivent cette forme d’éternité immanente à travers les décisions libres et passionnées qu’ils sont amenés à prendre.

En outre, en peignant la vie comme une succession de rôles, le réalisateur rend dérisoire la question du masque qui causait tant de souffrance chez les personnages bergmaniens. Devenu interchangeable, le masque n’est plus l’objet qui prend la place de soi, mais un accessoire destiné à jouer un rôle. La multitude des visages est soulignée, l’existence n’est pas définissable.

Et l’angoisse reste permanente. Elle est décrite concrètement chez les personnages confrontés à la nécessité d’assumer leur propre existence. Quel que soit le cas de figure, l’homme ne peut plus se dérober, ni accuser l’extériorité. Lui seul doit supporter l’angoisse. De plus, l’écoulement du temps est particulièrement perceptible et se manifeste visiblement dans le corps. L’avancement lent vers la fin physique est une cause réelle d’angoisse aux yeux du réalisateur qui atteint un âge avancé.

À l’issue d’une longue lutte contre la Vérité objective, les personnages parviennent à saisir la signification du concept d’existence. Ils existent. Les problèmes qu’ils doivent affronter sont toujours présents, mais d’une toute autre nature. La Transcendance habite en eux et accompagne leur mouvement.