Troisième partie.

Elle se centre sur la question principale: "Qu'est-ce qui est rééducatif?"

Le rééducateur fait des propositions à l'enfant, dont il suppose qu'elle auront des effets transitoires sur un processus rééducatif, d'une part, mais surtout, car c'est l'objectif recherché, sur le devenir d'élève de cet enfant, d'autre part. Comment rendre compte d'un processus sans avoir clarifié à l'avance les présupposés qui ont présidé à sa mise en oeuvre? Il semble évident qu'avant de décrire le processus rééducatif de l'enfant, il faille élucider le cadre de la pratique. Cela semble un truisme de dire que l'enfant ne fera pas la même chose, ou ne pourra pas faire la même chose selon les règles données, selon les possibilités offertes, selon les objectifs annoncés. Un "modèle théorique", implicite ou explicite, sous-tend toujours l'action. Le cadre rééducatif lui-même, procède de choix délibérés et a priori, construits en référence à des positionnements éthiques, à des concepts, à des choix théoriques, à des stratégies générales et à des méthodes. C'est à cette explicitation, c'est à cette "mise en visibilité" de positions souvent implicites, que nous nous sommes attachée, en premier lieu.

Il est donc question, à ce point de la recherche, d'expliciter des pratiques, et de tenter de définir la place de la rééducation dans l'école. Pourquoi telle proposition à l'enfant? Dans quel but? Quels en sont les effets attendus? Quelles sont les constantes et quelles sont les variables, qui vont structurer la situation rééducative? Qu'attend l'adulte de ces rencontres? Quels moyens met-il à la disposition de l'enfant, et dans quelles conditions? Ce "savoir théorique" intègre donc, dans ses principes d'action, une "idéologie éducative et rééducative", constituée de "l'ensemble des réflexions philosophico-historiques" tel que Gaston MIALARET (1996, In BARBIER, p. 174) décrit cette forme de "savoir théorique" en éducation.

Cette pratique rééducative a eu besoin, pour se construire, de matériaux, de "savoirs constitués", empruntés à divers champs déjà concernés par l'aide à l'enfant en difficulté. Des personnages extérieurs, sont venus apporter leur pierre à l'édifice. Martine MAHINC, psychanalyste et formatrice d'un Centre de Formation d'enseignants spécialisés, a accompagné les rééducateurs, à la fois par ses écrits, et sous la forme d'interventions qui ont favorisé les échanges entre praticiens. De la même manière, les écrits et interventions de Ivan DARRAULT, Jacques LEVINE, Yves de LA MONNERAYE constituent des références fondamentales pour les rééducateurs, quant aux grandes directions données aux propositions rééducatives. Nous avons eu connaissance également des propositions rééducatives, grâce à la lecture des revues nationales des rééducateurs, et à leur analyse (Envie d'école, ERRE, Actes des Congrès de la FNAREN). Les autres sources sont issues de démarches personnelles de lecture, et de participation à des conférences centrées sur la rééducation à l'école, qui ont fait l'objet de notes personnelles. C'est à partir de l'ensemble de ces sources, que nous regrouperons les propositions rééducatives. en un ensemble dont nous nous demanderons s'il constitue une praxis cohérente (et pertinente). C'est donc de l'analyse du "discours de l'ensemble" des rééducateurs, tels que nous l'avons défini à la suite de Piera AULAGNIER, dont il est question, à nouveau, ici, mais dans son actualité la plus proche, cette fois. Il nous est difficile, parfois, dans l'après-coup, de donner l'origine exacte de chacune des dimensions considérées, parce qu'elles ont été faites nôtres et intégrées, progressivement, à notre propre pratique. Nous ne pouvons que nous reconnaître, en ce qui concerne la "reconstitution" des propositions rééducatives, dans ce que FREUD exprime à propos de la "propriété" des idées qu'il présente dans les Etudes sur l'Hystérie (1892-1895, ed. 1985, p. 147): ‘ "D'avance aussi, je réclamerai l'indulgence des lecteurs pour autre chose encore. Quand une science progresse rapidement, les pensées exprimées par quelques-uns deviennent aussitôt la propriété de tous. Ainsi, toute personne qui cherche de nos jours à exposer sa façon de voir touchant l'hystérie et son fondement psychique, ne saurait éviter d'énoncer et de répéter nombre d'idées appartenant à autrui, idées qui, ayant d'abord été la propriété d'un seul, sont devenues lieu commun. Il est à peine possible de découvrir chaque fois, qui les a d'abord formulées, et l'on risque de s'attribuer à soi-même ce qui a déjà été dit par d'autres...Dans les pages qui suivent, l'originalité est ce dont nous nous targuons le moins."

Comment être rigoureux dans cette "re-construction" des propositions rééducatives? Les échanges avec les pairs ont été des moyens de se distancer d'un enfermement éventuel dans des conceptions trop floues, ou au contraire, trop étroites, d'une pratique singulière. Ils ont permis un questionnement permanent des pratiques, des propositions faites à l'enfant. Ils ont contraint d'élucider l'implicite présent dans toute pratique, dans toute stratégie, dans tout dispositif. La référence à un groupe d'appartenance est une garantie de rigueur, en ce qui concerne la conception des pratiques, dans leur dimension préétablie avant même la rencontre avec l'enfant: éthique, objectifs spécifiques, cadre rééducatif, etc... Elle tempère la subjectivité d'un seul regard, d'un seul praticien, sur sa pratique. C'est pourquoi nous avons choisi de nous y référer largement.

Nous avons construit, dans un premier temps, une "grille de lecture provisoire" de la pratique rééducative, en reconstituant, tel un puzzle, l'ensemble des propositions rééducatives dont nous pouvions avoir connaissance. Cet "inventaire", ce corpus, classé provisoirement, a fait l'objet d'une publication dans la brochure départementale des rééducateurs, et a constitué ainsi une base d'échanges avec des pairs 18 , et un "tableau de bord" de notre propre pratique. C'est celui-ci qui, complété, est mis en œuvre auprès de l'enfant, dans la troisième partie de cette recherche. Le travail d'échanges de pratiques entre rééducateurs de la Drôme, réalisé en 1996-1997, et les synthèses qui en ont été faites, continue à constituer pour nous une référence qui élargit notre propre expérience clinique, et un outil de travail pour nos analyses. L'analyse de notre propre pratique, réalisée en groupe de supervision, par exemple, nous a conduite à clarifier, et à préciser certaines de nos positions. Nous considérons ces groupes de contrôle, comme à la fois des outils de mise à distance et d'analyse de la pratique, et comme des outils de formation continue. Des lectures, orientées par la recherche d'éclairages théoriques plus précis et directement ancrés dans la pratique et les problèmes rencontrés, en vue d'une meilleure compréhension des situations vécues, en sont le prolongement habituel, pour les praticiens qui y apportent leur questionnement. Nous pouvons citer, comme exemples parmi d'autres, différents concepts psychanalytiques qui éclairent la conception de la pratique rééducative: tout ce qu'il en est de l'écoute spécifique du "symptôme difficulté scolaire", par le rééducateur, ou la conception du cadre rééducatif, ou encore l'importance donnée à l'écoute et à la rencontre avec un sujet dont la dimension psychique inconsciente détermine ses modes de relation au monde, à l'école, aux apprentissages.

Cette interrogation sur une éventuelle praxis rééducative, constitue une sorte de recherche préliminaire à sa mise en œuvre au sein de la rencontre avec l'enfant. Mettre en évidence qu'il existe, aujourd'hui, une praxis rééducative, peut en attester les conditions de reproductibilité relative, entre praticiens. Cependant, même si nous pouvons établir que les propositions rééducatives actuelles constituent une praxis cohérente et pertinente au regard des besoins de l'enfant auquel elle s'adresse, elle ne constitue pas un "objet fini", mais au contraire, elle est destinée à être remodelée, réajustée, nuancée, au fur et à mesure de l'avancée dans la connaissance de cet enfant en difficulté, et des échanges avec d'autres praticiens.

Nous devrions pouvoir rendre compte alors, si nous en avons pu en établir la cohérence, de cette praxis rééducative, dans ses propositions à l'enfant. Ce modèle devient dès lors explicatif. Selon la présentation qu'en fait Charles HADJI (1992, p. 25), un modèle, pour être qualifié de "explicatif", doit pouvoir répondre à la question: ‘ "Comment en est-on arrivé là? Comment les choses se maintiennent-elles en l'état?" ’."Un tel modèle, ’ ‘ poursuit Charles HADJI ’ ‘ , permet de reconstruire déductivement la production des phénomènes."(id.). A ce stade de nos analyses, nous devrions pouvoir formuler ce que propose le rééducateur à l'enfant, et les effets attendus de ses propositions. Notre objectif final, est la construction d'un "modèle" de compréhension, qui tente de rendre compte des pratiques dominantes à ce jour, et de leurs "effets". Ce modèle n'existe pas en tant que tel, il n'est pas formalisé dans son ensemble, mais nous tenterons de le dégager de la clinique elle-même. Voulant rendre compte d'une pratique et non pas réaliser un travail statistique ou un travail d'enquête, nous nous sommes limitée à un seul "modèle", celui qui aujourd'hui paraît correspondre à la pratique rééducative de la majorité des rééducateurs. Il se réfère au texte de la circulaire du 9 avril 1990, et ses grandes lignes ont été proposées par Yves de LA MONNERAYE (1991). C'est celui que nous mettons en oeuvre pour nous même dans l'élaboration d'un cadre rééducatif relativement constant dans ses grandes lignes, et éminemment singulier dans ses processus, cadre de travail que nous proposons à l'enfant. Notre intention n'est pas de construire un modèle prescriptif de la rééducation, mais un modèle explicatif qui rende compte de ce qu'est ou tend à être aujourd'hui une pratique 19 , puis un modèle interprétatif qui rende compte de ce qui se passe, de ce qui est rééducatif pour l'enfant 20 .

Une fois construit et posé le cadre de la pratique, l'analyse de cas et la "vignette clinique" sont les outils de nos analyses. Afin de tenter d'apporter des éléments de réponse à la question: "Qu'est-ce qui est rééducatif?, nous nous proposons de décrire et analyser le processus rééducatif de l'enfant "rééduquant" dans son articulation avec l'intervention du rééducateur. Il s'agit donc d'une description et d'une interprétation de la réalité rééducative, malgré la complexité et la diversité de chaque situation particulière. Chaque rééducation est un processus singulier, unique. Pourquoi avoir choisi de relater tel épisode, ou le processus rééducatif de tel enfant? On ne peut "tout" dire d'un cas, d'un processus. Il a fallu choisir des moments précis, braquer le projecteur sur un moment spécifique de la rencontre. La méthode utilisée, choisit une démarche inductive qui part d'observations sous forme de notes de séances, de "données" concrètes, pour dégager, à partir de mots inducteurs, des grandes lignes de lecture. Il nous parait possible de dégager, dans l'après coup des séances, ce qui a paru utile, fructueux, "rééducatif", pour l'enfant dans ce qu'il a réalisé au cours de l'espace-temps rééducatif, et/ou de relever certaines constantes de ce qui s'est passé pour un certain nombre d'enfants. Le fait de référer nos observations à une grande quantité d'enfants, rencontrés pendant presque trente années de pratique, nous permettra peut être de prétendre au possible dégagement de "constantes". Même si nous n'envisagons de relater que de courts passages de ces processus, et avec quelques enfants seulement, cela nous permettra peut-être de dépasser les particularismes et l'irréductible spécificité de chaque rééducation, comme de chaque processus clinique.

Comment avons-nous procédé, concrètement? Il n'y a pas de "préparation" des rencontres rééducatives, mais des prises de notes, par le rééducateur, en cours ou après les séances, de ce que l'enfant a dit ou représenté, de ce qui s'est joué dans la relation. C'est de l'analyse "après-coup" de ces notes, que se constitue l'histoire de la rééducation de l'enfant. Nous avons ainsi l'occasion de noter, lorsque cela se produit, tel événement spécifique, tel jeu, telle question de l'enfant, telle parole, qui peuvent manifester d'un changement de position de sa part, d'un intérêt nouveau, d'une étape de son développement vers son devenir d'élève. La première étape du travail, a donc consisté en un recueil et une organisation des matériaux cliniques. Pendant huit années, parallèlement à la tenue du dossier individuel de chaque enfant, nous avons constitué un "lexique" dans lequel nous avons reporté systématiquement, par ordre alphabétique, des "mots-clés" rattachés à une observation, en précisant le nom de l'enfant, et la date. Nous y trouvons par exemple, des mots inducteurs comme "anticiper (capacité à)", "écrit (passage à l')" "imaginaire (blocage)", "symbolique (jeu)", "cadre", "transfert", etc... La consultation de ce "répertoire" concernant une centaine d'enfants "rééduquants" nous a guidée, en grande partie, pour le choix des dossiers à relire et analyser. La deuxième étape du travail a consisté à relire quarante cinq dossiers d'enfants. Trente sept d'entre eux sont évoqués, parfois très brièvement, à partir de la seconde partie de cette recherche, lorsque nous posons la question de l'indication d'aide à proposer à un enfant en difficulté. La relecture des notes de séances, nous a conduite à repérer, en les soulignant, ces "moments-clés", qui apparaissaient plus clairement chez un certain nombre d'enfants, que chez d'autres.

Nous avons ensuite repéré les enfants pour lesquels des processus très similaires se retrouvaient, pour ne retenir, pour la restitution clinique, que seize cas d'enfants (troisième étape). Nous avons interrogé ces "cas" dans leurs spécificités, mais aussi dans leurs ressemblances, selon de grandes lignes de lecture. Des "thèmes" sont apparus, qui paraissaient caractéristiques de ce que l'on peut retrouver dans tout processus rééducatif. Une quatrième étape a consisté à ne retenir, pour chacun d'eux, que des moments significatifs de leur processus rééducatif, pour les présenter sous la forme de "vignettes cliniques" regroupées sous les mêmes dominantes. Nous avons relaté des temps plus importants du parcours rééducatif de six d'entre eux, comptant sur les répétitions, les recoupements, pour mettre en évidence certaines constantes.

La difficulté d'un cas clinique, est que tout y est toujours mélangé, et se plie difficilement à un exposé qui se centre sur une question précise. Nous admettrons donc de porter un éclairage particulier sur certains points, et de laisser délibérément dans l'ombre, d'autres points qui alourdiraient l'exposé.

Cette troisième partie donne priorité à l'interprétation: celle de la situation de l'enfant et de sa difficulté, l'interprétation de la relation, l'interprétation de ce que dit et joue l'enfant, l'interprétation des liens entre ce qu'il joue et les propositions faites par l'adulte. C'est dire que nous nous y risquons: tant au niveau de la mise en œuvre des situations, de notre place et de nos positions dans la relation, de nos réponses à l'enfant dans l'immédiat de la rencontre, de la lecture de la situation, que de l'analyse que nous en faisons ensuite. En fonction de cette subjectivité et de cette implication, le "je" sera présent dans cette troisième partie. Il est donc question d'interprétation de la réalité, de recherche de compréhension. Notre objectif est de dépasser la simple description, pour tenter d'expliquer ce qui se passe et de comprendre la dynamique de la relation. Il s'agit d'analyser la pertinence des propositions rééducatives, et "leur effet" sur l'enfant. Selon l'expression de Gaston MIALARET (1996, In BARBIER, p. 180), nous pouvons considérer que cette recherche est "une recherche en prise sur le réel". Mettant en pratique l'articulation entre "savoir théorique" et "savoir d'expérience", nous irons rechercher dans les notes de lecture classées, comme dans les synthèses réalisées lors de la deuxième partie de cette recherche, les éclairages "théoriques" de ce que nous relatons dans cette troisième partie. Le travail avait été effectué, en partie, par le praticien, au fur et à mesure des rencontres avec les enfants. Il était à reprendre, à préciser, à affiner, à mettre en forme, à synthétiser, à réorganiser, à vérifier dans les hypothèses émises alors, pour répondre aux nécessités d'une recherche. C'est à cette étape que l'analyse du transfert du praticien, au sein de la relation, est particulièrement importante. Le groupe de contrôle, ou encore la synthèse de l'équipe du réseau, chaque fois que possible, y jouent un rôle déterminant.

La démarche clinique s'affirme résolument dans cette troisième partie. Reprenons les caractéristiques énoncées plus haut, pour en vérifier la présence. La pratique rééducative est mise en œuvre et analysée. Rééducateur et enfant sont en position de demande réciproque, puisque c'est d'une rencontre qu'il s'agit. La relation avec un sujet singulier est première. Le rééducateur est impliqué dans cette rencontre, y compris dans son propre transfert. Notre implication subjective de rééducatrice apparaît à l'évidence lorsqu'il s'agit de la rencontre clinique, c'est-à-dire d'une rencontre entre un adulte "aidant" professionnel, qui tente de venir en aide à un autre être humain en difficulté. A ce point, la théorie psychanalytique prend tout son sens d'éclairage de la pratique, dans le repérage qu'elle permet au praticien, lorsque celui-ci émerge de l'action et s'interroge sur ce qui s'est passé. La multiréférentialité est représentée par une action qui s'adresse à un enfant inclus dans divers contextes, et qui prend en compte ceux-ci, et par des objectifs qui visent l'inscription de cet enfant dans la culture et dans la collectivité scolaires. Compte tenu de toutes les dimensions évoquées, il semble possible d'affirmer que nous inscrivons cette recherche dans une démarche clinique.

Notre objectif général, est d'analyser, "d'évaluer les effets" des propositions rééducatives sur le processus rééducatif de l'enfant, et les effets de ce processus rééducatif sur le devenir d'élève de cet enfant. Tâche difficile, tâche impossible? Comment être impliqué DANS la relation, comme on l'est dans toute démarche clinique, et évaluer celle-ci? S'il s'agit d'observer l'enfant, de l'évaluer, peut-on encore parler de démarche clinique, de RENCONTRE? Comment déterminer que telle cause a bien produit tel effet? Quelle validité pour les représentations qui tentent de rendre compte de rencontres, toujours singulières, entre deux sujets? Qu'en est-il de l'implication et de l'interaction?

Notes
18.

Jeannine HERAUDET (1994). Inventaire provisoire des spécificités du "modèle" rééducatif. Brochure AREN 26. n° 14, 57-97.

19.

La praxis rééducative dans ses propositions à l'enfant. "Modèle" explicatif de la rééducation (3)." Troisième partie de cette recherche.

20.

"Modèle" de la rééducation. Qu'est-ce qui est rééducatif? (4). Conclusion de la troisième partie.