1-3- En cette fin de dix-huitième siècle et ce début du dix-neuvième, quatre préoccupations majeures dominent toutes les autres questions : ce sont la médecine, la colonisation, la pédagogie et l'unification du pays.

1-3-1- Une prépondérance décisive de la médecine. Elle conjugue les missions de réparation des corps et celle de régulation sociale. Des médecins aliénistes s'instaurent pédagogues.

La médecine confirme la position prépondérante qu'elle avait acquise au XVII ème siècle, d'une part, en armant de moyens nouveaux l'intervention du médecin aliéniste dans l'asile, et, d'autre part, par des expériences éducatives à l'extérieur des murs 32 . La médecine connaît des progrès considérables, qui auront pour effet de réduire de façon notable la mortalité infantile, et de prolonger l'espérance de vie. Cette "apothéose" du pouvoir médical signe-t-elle les origines du pouvoir de la médecine sur tout ce qui se rapportera au traitement de "l'exception" et de "la marge" de la société?

Les travaux de PINEL et de ESQUIROL, vont permettre de constituer des critères pour différencier les reclus et catégoriser les aliénés, tous mêlés, sans distinction, dans les hôpitaux, jusqu'alors. ESQUIROL (1772-1840) catégorise les arriérations mentales, En établissant une nosographie dans le "monde uniforme de la déraison" (FOUCAULT, 1972), il est considéré comme un des fondateurs de la psychiatrie. Selon la catégorisation de ESQUIROL, les degrés des arriérations mentales, dans un continuum, vont de l'idiotie , nommée également oligophrénie, degré le plus profond, à la " faiblesse d'esprit " (nommée plus tard débilité légère), en passant par l’ imbécillité , degré intermédiaire. Cette nosographie classe les individus selon la morphologie de leur visage, selon leurs capacités de volonté, de mémorisation, de jugement, de langage, etc.

L'idiotie est une nouvelle entité clinique dont ESQUIROL donne en 1810 une définition en trois points:

  1. Il s'agit d'un déficit intellectuel très marqué.
  2. Ce déficit est essentiel au sujet et permanent. L'idiot a toujours été idiot, parce que le déficit procède de causes inscrites dans son organisme même, congénitalement ou de façon très précoce au cours de la première phase de sa vie. Les causes de ces syndromes déficitaires sont toujours recherchées dans des lésions organiques, endogènes, constitutionnelles - liées à la prématuration ou à la naissance avant terme -, ou héréditaires, ou bien exogènes: lésions traumatiques, toxiques, accident pré ou post-natal.Notons ici qu'aux deux causes d'idiotie envisagées par ESQUIROL: hérédité et lésions accidentelles précoces du système nerveux central, on ajoutera vers 1950, un troisième type de causes, englobant les altérations chromosomiques et les erreurs métaboliques. Notre argumentation s'étaye ici sur l'article de Roger PERRON (1968). Nous avons retrouvé cette rétrospective historique du concept de débilité chez Anny CORDIE (1993).
  3. L'idiotie est incurable, ceci étant lié à son "organicité". Le pronostic de permanence du déficit a des effets sur celui de l'inadaptation sociale pathologique du sujet.

La définition de l'idiotie selon ESQUIROL restera en usage jusque en 1950 environ, et marquera de ce fait les études, les recherches et la clinique dans le domaine des déficiences mentales, pendant les cent cinquante années suivantes. La tendance sera même de généraliser à toutes les formes de déficiences mentales, y compris les débilités moyennes et légères, les caractéristiques définies par ESQUIROL pour l'idiotie, sans jamais les remettre en cause jusqu'à une date relativement récente. Cette nosographie "élargie" sera déterminante dans la manière dont seront abordées et traitées les difficultés de l'enfant, dans la manière d'aborder sa déficience mentale éventuelle, et dans les réponses apportées. Son influence se fera sentir en ce qui concerne la recherche du niveau d'intelligence des enfants, leur catégorisation en fonction de celui-ci, et le sort scolaire et social qui leur seront réservés à partir des années 1909, date de création des classes et des écoles de perfectionnement. Cette définition de la débilité nourrira de nombreux débats parmi les psychologues et au sein de l'école, pendant de nombreuses années.

Les enfants "anormaux", "arriérés et déficients" sont confiés à des établissements de bienfaisance et d'assistance publique. Quelques établissements pour aveugles et sourds-muets existent également, mais tous ces établissements ont peu de relation avec l'éducation, et n'ont pas pour objectif d'instruire ces enfants. Des médecins aliénistes, affirmant des positions radicalement en écart des convictions établies, vont pourtant s'instaurer pédagogues de ces enfants en grande difficulté et impulser un courant de pensée qui alimente aujourd'hui encore notre réflexion pédagogique. C'est le cas de ITARD (1774-1838).

Edouard SEGUIN, (1812-1880), éducateur d'abord, médecin ensuite, élève de ITARD et de ESQUIROL, s'intéresse à l'éducation des enfants déficients mentaux, et différencie la folie de la démence. Il ouvre à Paris une "école expérimentale pour anormaux" puis se fixe aux Etats-Unis et y répand sa méthode en créant de nombreux instituts pour déficients. Il appliquera pendant dix ans, en les modifiant, les techniques de ITARD.

Notes
32.

1- Trois sources principales président à ce développement: Michel FOUCAULT (1972), Roger PERRON (1968) et HENRI, (1987).