3-4-3- S'agit-il d'une "épidémie"? Dépistage, "réparation", "comblement"... Quels sont les "effets secondaires" de ce phénomène "dyslexie"?

Puisque la dyslexie est catégorisée par beaucoup comme une maladie, y aurait-il eu un "virus" qui expliquerait la prolifération des "dyslexiques" autour des années 1970-1980?

De nombreuses voix se sont élevées contre une extension abusive de cette maladie nouvelle, et en particulier de ces termes pseudo-scientifiques utilisés souvent abusivement autour des difficultés de lecture rencontrées par l'enfant, de cette étiquette à consonance médicale collée sur lui.

Pour le professeur DEBRAY RITZEN (1979, p. 34), qui soutient la thèse héréditaire de la dyslexie, seulement 5 à 8% d'enfants au plus sur 33% d'enfants en difficulté, seraient dyslexiques, selon la définition qu'il en donne. ‘ "La fréquence de la dyslexie - trouble, comme on le verra, relatif - n'est pas facile à établir. Des chiffres de 5 à 10 % voire davantage ont été envisagés. Il semble que la proportion intermédiaire de 8 % corresponde mieux à la réalité. Cela signifie qu'un peu moins d'un écolier intelligent sur dix présente une dyslexie- dysorthographie plus ou moins importante. Et que, contrairement à une opinion trop souvent répandue dans le corps enseignant, il ne s'agit pas d'une curiosité neurologique ".

Et pourtant, comme un phénomène récurrent, celui de la dyslexie réapparaît périodiquement, pour tenter d'expliquer, de justifier peut-être (?) le taux d'échec en lecture. Il est parfois avancé que 15 %, voire 30% des enfants en difficulté en lecture, seraient dyslexiques! Alibi médical et recherche de réassurance pour certains, la responsabilité des uns et des autres étant diminuée devant une maladie? Regret d'un "marché" qui fut florissant, pour d'autres?

Si aucun accord n'a pu s'établir quant à la nature de cette "maladie", héréditaire, congénitale, maturative (maturation neurologique insuffisante), relationnelle, affective, ou encore pédagogique (liée à une méthode "douteuse" d'apprentissage de la lecture), cette conception de la difficulté, demande des dépistages précis et une nouvelle classification "rationnelle" des enfants. Elle appelle des réponses spécifiques et adaptées. La mise en place d'aides basées sur le "redressement", la réparation, le comblement, suivant le modèle médical, apparaissent. De nouvelles méthodes, de plus en plus spécialisées, de plus en plus "techniques" sont élaborées.

Un exemple paraît particulièrement significatif de l'appréhension des problèmes à cette époque. En 1965, on peut lire, en tête d'un document diffusé par un centre de formation des maîtres spécialisés 88 : ‘ "Ce que peut et doit faire un instituteur CAEI dans une classe de perfectionnement en vue de limiter, de compenser ou de guérir les troubles les plus fréquents du langage oral."Indépendamment de la forme d'injonction, propre à une "instruction pédagogique", une telle formulation reflète bien une conception de la difficulté de l'enfant , s'inscrivant dans un registre médical. Suivent alors des informations anatomiques de l'appareil phonatoire, une description succincte des troubles articulatoires les plus fréquemment rencontrés et des rudiments de techniques de rééducation de ces troubles.

Lorsque "la gravité" des troubles dyslexiques de l'enfant dépasse la réponse que peut apporter l'école, il est demandé aux "rééducateurs" que l'Education Nationale commence à former 89 , de faire appel à des rééducations paramédicales, extérieures à l'Institution Scolaire, et en particulier à la rééducation orthophonique. Ces rééducations orthophoniques, le Professeur DEBRAY-RITZEN en évoque les méthodes: elles s'inspirent ‘ "soit de la méthode de Mme BOREL-MAISONNY, soit de celle de M. Claude CHASSAGNY". (DEBRAY-RITZEN et DEBRAY, 1979, p. 76). On perçoit déjà à quel point "la rééducation à l'école", subira cette influence.

Chez l'écolier, confusions de lettres, inversions, vont être traquées par les maîtres, mais aussi par les parents, déclenchant aussitôt l'inquiétude: "Et s'il était dyslexique?". L'espace scolaire connaît une période où tout enfant butant sur l'apprentissage de la lecture, commettant quelques confusions lors de ses premières tentatives, est suspecté de dyslexie. L'enseignant conseille aux parents de consulter pour cela le médecin. Dans la plupart des cas, le médecin, dans le doute, et sous prétexte que, "de toutes façons cela ne pourra pas lui faire de mal", lui prescrit une série de séances d'orthophonie. L'orthophoniste voit sa clientèle augmenter en nombre impressionnant, et les listes d'attente s'allonger démesurément.

Sommes-nous vraiment sortis de cette "ère du soupçon", et d'une conception systématiquement médicalisante de la difficulté scolaire de l'enfant? On peut en douter, lorsque l'on voit périodiquement celle-ci revenir en force, lorsque cette fameuse dyslexie, "maladie du siècle" comme le titraient Roger MUCCHIELLI et Arlette BOURCIER (1971), resurgit dans les discours...

Nous sommes bien confrontés, à propos de cette question de la "dyslexie", dans cet effet de balancier que nous avons rencontré à plusieurs reprises, au long d'une histoire pédagogique centrée autour de la difficulté de l'enfant: oscillation du médical au pédagogique, du médical au psychologique, puis retour en force du médical...

Peuvent apparaître deux effets opposés chez les enseignants:

  • une éventuelle déresponsabilisation, "puisque le trouble est pathologique, puisque c'est une maladie, on n'y peut rien, ce n'est pas de notre ressort, c'est du domaine des spécialistes". L'orthophoniste se retrouve avec la mission d'apprendre à lire à ces enfants;
  • dans le même temps, d'éventuels sentiments d'infériorité et de culpabilité liés à une "non maîtrise" de son métier, à un renvoi à son incapacité à apprendre à lire à certains enfants, à ne pas avoir rempli "son contrat", sa mission, peuvent se développer chez l'enseignant, alors que des "spécialistes" sont sensés "détenir LE savoir".
Notes
88.

Document interne à la formation des instituteurs spécialisés en vue de l'obtention du CAEI, (1965), Grenoble.

89.

Nous reviendrons, bien entendu sur les conditions de cette apparition des rééducateurs dans l'école, puisque c'est un des objets de recherche de cette première partie.