2-2-1- Conflits.

Conflits entre besoins globaux et réponses clivées.

Nous venons de constater que les présupposés théoriques de la pratique rééducative reposent, en 1970, sur une conception dualiste du psychisme et du développement, dans un clivage corps et esprit. Cette conception est elle-même obsolète à l'époque, et la psychologie elle-même a connu bien des difficultés à s'en désengluer. Ce que l'on sait de la personne et de son développement, et ce qui a été mis en évidence du fonctionnement global du psychisme, entre en conflit avec l'héritage culturel d'une psychologie dualiste.

Depuis fort longtemps, les pédagogues avaient plaidé pour la prise en considération, par la pédagogie, du fonctionnement global du psychisme, et pour la nécessité de prendre en compte les registres affectifs, cognitifs, émotionnels, relationnels. RABELAIS avait pris position pour un développement global de la personne, retrouvant en cela les conceptions grecques de l'éducation. COMENIUS (1592-1670) insistait sur la nécessité pour l'école de s'adresser à la globalité de l'enfant. Des pédagogues comme DEWEY (1859-1952) voulaient réconcilier les dualismes traditionnels de l'éducation, causes selon eux des difficultés rencontrées pour concilier le corps et la raison, l'esprit et l'action, l'individu et la société, etc... Tous les pédagogues qui croyaient aux méthodes actives insistaient pour que l'école ne "découpe pas " l'enfant, pour que l'on ne sépare pas affectif et intelligence qui forment un tout indivisible. Les psychologues et les psychanalystes l'avaient confirmé. WALLON par exemple, ou WINNICOTT, avaient pu démontrer la complexité du développement de l'enfant, de l'interférence entre les aspects émotifs, affectifs et cognitifs de sa personne, dans son développement et sa relation au monde. Les études de VYGOTSKY 131 concernant les relations étroites entre développement, apprentissage et interactions sociales, qui seront connues seulement entre 1985 et 1989, apporteront une confirmation de ces conceptions.

Les "remédiations" reposent, en 1970, sur des médiations, soit corporelles, soit langagières. Nous avons évoqué les tensions que généraient ce clivage. Le corps, dans ses difficultés spatio-temporelles, graphiques, motrices, et tout ce que l'on juge en relever, devient l'objet de la rééducation psychomotrice, tandis que "l'esprit", lorsque les troubles d'apprentissage sont cognitifs ou touchent le langage, devient celui de la rééducation psycho-pédagogique. Ces activités motrices, ou ces activités intellectuelles et langagières, en complémentarité ou en opposition, entrent à l'évidence en contradiction et en tension avec les besoins de l'enfant dans leur globalité. Les rééducateurs tenteront de dépasser, à leur manière, cette situation dans laquelle leur statut professionnel les place.

Il est bien évident que, si les rééducateurs en psychopédagogie (RPP), dans leur grande majorité, faisaient peu intervenir le corps dans les séquences rééducatives, le rééducateur en psychomotricité (RPM) accompagnait par la parole les déplacements et jeux corporels, mettant en oeuvre ce que tous les pédagogues des méthodes actives avaient prôné. Mais son "objet de travail" n'était pas la rééducation de la parole ou du langage, contrairement à son collègue RPP.

Le problème se posait dans toute son ampleur au moment de la recherche de l'indication d'aide la plus ajustée pour l'enfant, et soulevait bien des problèmes. La dimension quantitative de la question de l'indication en était la moindre, bien qu'apportant son lot de tensions, liées aux "situations d'urgence". Selon la logique en vigueur, on comprend que la demande massive des enseignants, concernait prioritairement les problèmes scolaires d'apprentissage. Cette demande revenait "logiquement" au "RPP". D'une manière plus limitée, "les troubles" concernant des difficultés de comportement, ou encore des difficultés se rattachant à l'espace, au temps, au graphisme par exemple, "relevaient" de la compétence du "RPM" 132 . Le problème de l'indication, c'est-à-dire du choix de l'aide la plus appropriée aux difficultés de l'enfant, était délicat, et pouvait conduire à certaines incohérences, le clivage corps-esprit ne correspondant à aucune réalité psychique. Cette appréhension de la difficulté de l'enfant, correspondait à ignorer délibérément le sens du symptôme tel que l'a théorisé la psychanalyse. Les troubles dépistés, observés par le maître ou une personne du GAPP, sont considérés comme expliquant les difficultés scolaires. Leur "réparation" doit donc logiquement permettre la réussite de l'enfant et son adaptation à l'école et aux apprentissages 133 . Quelquefois, "cela marchait", mais pas toujours...Il est vrai que pour pouvoir apprendre à lire, il est important que l'enfant maîtrise le langage oral, mais l'absence de troubles de l'articulation, de la parole ou du langage ne garantit pas la réussite en lecture. Cela semble banal de dire cela, mais il est nécessaire de reconnaître les limites du système de causalité. Si l'on peut partir d'une cause et en trouver des effets, on peut rarement établir le lien contraire, avec certitude. Rappeler cette "évidence", permet de chercher plus loin, ailleurs, et permet donc de progresser, de dépasser les modes de pensée trop simples, voire simplistes qui s'imposent toujours à nous, parce que rassurants. Cela permet surtout de renvoyer à l'écoute du sujet qui seul, peut-être, pourra en dire quelque chose.

La nécessité d'un "détour" par rapport au symptôme de l'enfant s'imposait souvent, au regard de ce que l'on pressentait du sens de la difficulté de cet enfant. Le détour par rapport à l'apprentissage, lorsqu'il y avait impossibilité pour l'enfant à entrer dans la démarche d'apprentissage par exemple, pouvait se traduire par un passage par le jeu, le dessin, ou par toute autre médiation, et quel que soit l'intervenant RPP ou RPM qui alors rejoignait son collègue dans son intervention. Les deux "options", il est vrai, utilisaient les médiations du graphisme ou du langage, des histoires et du jeu, rabotant dans la pratique les clivages institutionnels, et ce, d'autant plus que l'enfant était jeune. Les rééducateurs sentaient bien, en particulier, que leurs interventions avec des enfants d'école maternelle, adoptaient de plus en plus les mêmes directions.

Cependant, lorsque la pratique se trouve en décalage avec ce que l'on est "censé faire" selon les instructions ou directives officielles, ou encore avec les modèles dominants du contexte, cet écart peut rapidement générer un malaise chez le praticien, accompagné de la crainte de "faire n'importe quoi", et du sentiment de perdre ses repères. En l'absence de théorisation suffisamment étayée sans doute de la part des professionnels, l'explicitation de la remise en cause des positions adoptées, n'était pas chose aisée. Les rééducateurs ont ressenti le besoin d'une réassurance sur la validité et la légitimité de leur action. Ils sont allés les chercher dans les rencontres entre pairs, dans les livres, les stages, les conférences, à l'université, etc...

Quoi qu'il en soit, une situation présentée comme "urgente", ,une demande de "réparation", de "comblement", assigne celui à laquelle elle s'adresse, à "savoir".

Notes
131.

C'est en 1985, qu'est traduit en français, VYGOTSKY (1934). En 1989, paraît: VYGOTSKY aujourd'hui. (p 95 à 117) In Textes de base en psychologie, sous la dir. de SCHNEUWLY B et BRONCKART JP, qui fera connaître ce psychologue, d'une manière plus généralisée.

132.

Par un raccourci habituellement utilisé, le "rééducateur en psychopédagogie" était devenu "RPP", le "rééducateur en psychomotricité", le "RPM".

133.

On peut se poser, une nouvelle fois, la question d'une telle "résistance" de la part du "monde pédagogique", lequel oscille toujours entre une explication médicale, et renvoie à d'autres les réponses, et un renforcement pédagogique...