Conclusion de la première partie.

Si le questionnement constant sur sa propre pratique est facteur de créativité, comme nous venons de l'évoquer, il devient aujourd'hui urgent pour le rééducateur de pouvoir se libérer des craintes, des doutes, des angoisses, des peurs, des frilosités, des émotions, liées aux remises en question trop fréquentes de sa fonction. Il devient plus que jamais urgent d'affirmer clairement ce qu'il fait et pourquoi il le fait. Il devient nécessaire de pouvoir démontrer les effets de la rééducation, et en quoi ils consistent.

Nous avons décliné, dans cette partie, notre question générale: "Y a-t-il, dans l'école, une place spécifique pour une action qui pourrait être qualifiée de "rééducative", et laquelle?" en plusieurs questions complémentaires: "Pourquoi ce fait de la rééducation?", qui a pu se traduire ainsi: "la rééducation à l'école a-t-elle répondu à une "nécessité" dans l'école, et laquelle?". Ces questions appelaient une analyse des conditions de la création de la rééducation à l'école, en écho aux menaces toujours renouvelées d'éradication ou de transformation de la fonction. Si nous pouvions démontrer à quel besoin de l'école, la rééducation pouvait prétendre répondre, nous disposerions de premiers arguments pour argumenter de sa place, et de sa fonction, au sein même de l'Institution scolaire.

Nos analyses ont montré nettement que, non seulement ce besoin existait, mais qu'il imposait l'urgence d'une réponse "autre" dans l'école. Nous avons pu, ainsi, montrer la validité de notre première hypothèse de travail: La rééducation a été créée pour répondre à un besoin de l'institution scolaire. Elle était un des moyens mis en place pour enrayer un mouvement d'exclusion généralisé. Il faudra bien répondre de la persistance de cette nécessité, avant même de pouvoir définir QUELLE PLACE la rééducation devra occuper et assumer dans l'école.

Qu'avons-nous appris, pour étayer cette affirmation? Nous avons constaté que la marginalisation ou l'exclusion de l'enfant du système social, les questions de l'adaptation ou de l'inadaptation de celui-ci aux normes admises, ont largement précédé l'instauration des lois scolaires. Dès lors que l'école est devenue obligatoire, les exigences scolaires ont défini pour le système mis en place, des limites et un centre, qui est celui dans lequel les élèves apprennent, "réussissent" ou sont considérés comme "adaptés" à l'école. Ces limites se révèlent être en étroite dépendance avec le contexte historique et les choix de la politique éducative. Les critères de l'adaptation ou de l'inadaptation de l'élève sont en étroite corrélation avec la définition de ces limites.

Les réponses apportées à la difficulté de l'enfant à l'école se sont trouvées considérablement modifiées au cours de l'histoire de la pédagogie. L'école a longtemps choisi une politique d'exclusion se traduisant par un mouvement d'expulsion du centre vers l'extérieur, de ceux qui ne s'adaptaient pas à ses attentes. Le postulat d'éducabilité, "double exigence, logique et morale, de l'activité éducative" (Guy AVANZINI), s'est souvent vu mettre en échec par le "il n'y a rien à faire pour cet enfant" de l'impuissance, du renoncement. A l'enfant, qui n'éprouve aucune difficulté notable, et qui est considéré comme "normal", on oppose l'enfant qui rencontre des difficultés, que l'on considère dès lors comme "inadapté". Lorsque ces dernières sont considérées comme une pathologie, l'enfant devient anormal, déficient ou malade. Des compréhensions aussi clivées des difficultés de l'enfant déterminent des réponses tout aussi clivées dans lesquelles "normalité" et "adaptation" riment avec pédagogie, tandis que pathologie, rime avec médicalisation et marginalisation, voire exclusion.

La situation peut se schématiser sous la forme d'oppositions duelles,

normalité ou pathologie  
réponses pédagogiques ou médicales
effets adaptation ou exclusion

Lorsque l'école décidera de "traiter" elle-même certaines des difficultés des enfants au lieu de les renvoyer à d'autres, selon ce même schéma, une seule alternative à la réponse pédagogique sera envisagée. Il s'agira d'une prise en charge sur le modèle médical, dans un registre qui se veut "scientifique". Une aide instrumentale et fonctionnelle, sera mise en place, lorsque la difficulté fera considérer la réponse pédagogique du maître comme inefficace. Il s'agira de "réparer", de combler un manque, un déficit ou bien au contraire de "réduire" un trouble.

Qu'avons-nous appris en ce qui concerne les origines de la rééducation, la raison d'être de son existence? Quelles réponses avons-nous obtenu relativement à la question: "Par quelles voies l'école a-t-elle été amenée à créer un corps professionnel de rééducateurs?"

  1. Quels que soient les enjeux souvent contradictoires et les tensions qui se sont manifestées, les lois scolaires dites de Jules FERRY concrétisaient une idéologie universaliste et unificatrice, dans l'élan des lois de la nouvelle République, l'héritage des rêves républicains et de l'humanisme, inaugurant une phase d'illusion. Une école, instituée pour tous les enfants sans différence, se mettait en place, école qui se voulait "UNIQUE", "TOUTE", comblante, qui devait apporter l'instruction à tous les enfants, considérés comme semblables"...il y eut un temps où l'école primaire donnait à tous le savoir nécessaire pour toute une vie sociale et professionnelle: des bases en lecture, le minimum nécessaire pour lire le journal ou un texte administratif, des acquis en calcul et quelques notions générales dans les autres disciplines..." (Discours du ministre de l'Education nationale, du 15 février 1990, B.O. n° 9 du 1er mars 1990, p. 601).
  2. Cette idéologie a rapidement été mise en échec parce qu'elle n'avait pas tenu compte de l'altérité, de la différence. Des enfants en difficulté ont constitué les éléments déclencheurs d'une crise du système lui-même, marquant l'écart, la marge, entre l'idéologie et sa mise en oeuvre, mettant du même coup en échec l'idéologie fondatrice et signant la fin de l'illusion, confirmant la réalité de la mise en place d'un système élitiste"...un système très sélectif où seule une minorité poursuivait des études secondaires et accédait au baccalauréat." (id) .
  3. Une crise en est advenue, longue et difficile à vivre pour l'Institution Scolaire comme pour les enfants qui ne répondaient pas aux attentes de l'école, et qui manifestaient un écart par rapport à la norme. Des clivages sont apparus entre les enfants, les "bons" ou les "mauvais élèves". Puis ce furent des clivages à l'intérieur de l'école: la pédagogie "normale" et la pédagogie "spécialisée". Cette crise a été accompagnée de mécanismes de défense de la part du groupe constituant l'école: mécanismes de projection, de rejet vis à vis de celui qui est ressenti comme différent, donc dangereux. Des mouvements "dépressifs" de remise en cause du système lui-même, avec un sentiment accru des limites, et un resserrement frileux de celles-ci dans un ultime réflexe de défense, ont vu le jour. Clivages, marginalisation et exclusion ont marqué de leur empreinte cette crise, appelant l'urgence d'autres issues, d'autres réponses.
  4. Des personnages extérieurs à l'école, des "tiers": pédagogues en marge de l'école, psychologues, sociologues, psychanalystes, ont tenté d'analyser les dysfonctionnements du système et d'apporter de nouvelles idées pour le transformer, tentant de comprendre la difficulté des élèves et de proposer des remédiations, prouvant à quel point leur position "en écart" était fructueuse pourleur créativité. L'Institution Scolaire a reconnu ses limites et ses échecs dans sa mission d'instruire. Elle a accepté de ne plus se considérer comme un TOUT imaginaire, de ne plus s'identifier à une image maternelle toute puissante, comblante. En étayage sur ces instances, l'école a tenté de trouver en elle-même les ressources pour inventer de nouvelles solutions, pour élaborer de nouvelles formes d'aide à l'enfant et pour dépasser, élaborer cette période de crise. Elle a cherché à mettre en place des formes d'aide afin de tenter d'éviter que des processus de marginalisation ou d'exclusion ne s'enclenchent pour ces enfants, allant jusqu'à créer en son sein des "enseignants qui n'enseignent pas" pour aider dans un premier temps les enfants qui "dysfonctionnent dans leurs apprentissages". L'institution de la rééducation, par la circulaire de 1970, nous l'avons vu, ne définissait ni les stratégies, ni les méthodes de cette rééducation. Tout était à construire. D'où l'importance d'une deuxième question, ouvrant à une deuxième tâche de recherche: "Comment les rééducateurs ont-ils construit, historiquement, leur identité professionnelle?"

De quelles informations disposons-nous à présent?

  1. En l'absence d'une approche spécifique préexistante de ce type d'aide dans l'école, on va importer un modèle existant: le modèle médical, prégnant dans le contexte idéel de l'époque. Cette "importation" va s'articuler sur une conception linéaire et continue du développement humain, conception héritière de celle qui avait prévalu à la mise en place des lois de la Troisième République. L'approche de l'enfant et de ses difficultés, se situe alors délibérément dans un dualisme corps-esprit, pourtant combattu par la psychologie et la psychanalyse, concrétisé par la mise en place d'un "spécialiste" du "corporel", le "rééducateur en psychomotricité" et d'un "spécialiste" des "apprentissages cognitifs et du langage", le "rééducateur en psychopédagogie". Les rééducateurs des années 1970 intègrent ce modèle, et tentent de le transposer à leur pratique selon ce qui pourrait s'apparenter à des "identifications primaires". Dans cette approche médicalisante, "scientifique", il va s'agir de repérer, de diagnostiquer des troubles instrumentaux observables, d'agir sur ceux-ci, en réparant les défaillances, en comblant les lacunes, en restaurant et en entraînant intensivement des fonctions défaillantes. Pendant cette période de son histoire, le rééducateur assoira les bases de son identité professionnelle, intégrant dans un premier temps les modèles qu'on lui proposait, s'y identifiant en quelque sorte, même s'il en contestera par la suite les présupposés et les positions qu'ils entraînaient.
  2. De nombreuses contradictions apparaissent très rapidement au sein de l'école et des modèles d'aides apportées à l'enfant en difficulté. Ces contradictions, sources de tensions, sont liées au dualisme des "spécialistes", au dualisme supposé du fonctionnement du psychisme de l'enfant qui lui correspond, mais aussi à une inadéquation vite reconnue entre le type de réponses apportées et la difficulté d'un certain nombre d'enfants. On réaffirme que la difficulté est rarement fonctionnelle ou instrumentale, qu'elle n'est pas non plus toujours pathologique, et donc qu'un modèle médical "réparateur" qui s'opposerait à une intervention psychothérapeutique, ne convient pas à son "traitement". Nous proposions, comme deuxième hypothèse de recherche: En absence de directives précises, les rééducateurs ont dû construire leur identité professionnelle, et leur pratique, dans un mouvement de "tâtonnement expérimental". Il semble que nous ayons pu apporter les éléments qui confirment cette hypothèse.
  3. Au cours des années 1975-1990, une période de contestation du modèle en place, une période d'argumentation, vise à remettre ce modèle en question. Les conceptions concernant l'enfant et sa difficulté, ont considérablement évolué, et, avec elles, les manières d'envisager l'aide à cet enfant. On va constater qu'un certain nombre des difficultés des enfants à l'école, ne paraissent pas correspondre à des difficultés instrumentales et fonctionnelles, mais peuvent être considérées comme des symptômes d'autres difficultés de l'enfant, difficultés dont on fait l'hypothèse qu'elles sont liées à son histoire personnelle et/ou scolaire. On admet que le psychisme a un fonctionnement global, et que la dimension relationnelle (sociale et affective), est fondamentale dans le développement des capacités et de l'efficience intellectuelles du sujet (les analyses de René ZAZZO à propos de "la débilité mentale" par exemple). En dehors de l'école, Claude CHASSAGNY, par exemple, a expérimenté une "pédagogie relationnelle" qui respecte, si besoin est, un détour par rapport au symptôme. Nous avancions également que (hypothèse de travail 3), la présence, très prégnante, de la médecine et de ses approches, dans la gestion des "marges", contribuera sans doute, pour une bonne part, dans le fait que l'école aura les plus grandes difficultés à prendre de la distance par rapport à ce regard médical, et à penser la difficulté scolaire de l'enfant comme "normale", c'est-à-dire, non pathologique, et ne relevant pas de soins. L'école, en reconnaissant l'altérité, en intégrant la différence, peut réinventer à l'intérieur même de son sein, des voies diverses pour accéder au savoir, voies qui, en reconnaissant la possibilité de créer des liens fondés sur l'altérité et la différence, appartiennent à un registre symbolique. L'Institution Scolaire instituera des "cycles pédagogiques", une "pédagogie différenciée". La "mise en place des réseaux d'aides aux enfants en difficulté", qui remplacent les GAPP, en 1990, ouvre à de nouvelles conceptions de l'aide rééducative.Articulant plus finement la différence à l'intérieur même de l'aide, en même temps que sont intégrées d'autres approches des difficultés de l'enfant, certains intervenants spécialisés se voient confier un accompagnement plus pédagogique vis à vis d'un certain nombre d'enfants pour lesquels cette aide paraît appropriée, tandis que les autres, les rééducateurs, vont avoir pour mission d'aider "les enfants qui n'apprennent pas" ou qui n'entrent pas dans les apprentissages, ou encore pour lesquels le comportement compromet la réussite scolaire. Les rééducateurs vont devoir réorganiser leur fonction, ré-élaborer leur identité professionnelle, redéfinir et clarifier leur place nouvelle au sein d'une équipe pédagogique élargie, repenser leurs méthodes rééducatives. Rien d'étonnant, dans cette difficulté à trouver et à faire reconnaître sa place, que la construction de son identité par le rééducateur, soit si laborieuse...
  4. Nous avons relevé la mise en tensiondu premier modèle rééducatif, la crise qui s'en est suivi, ouvrant au doute et aux errances, à la recherche d'autres références, d'autres identifications, que nous avons désignées du terme de "secondaires"; l'aide des tiers, l'étayage des théoriciens, ouvrant à l'élaboration de nouvelles pratiques rééducatives. Les rééducateurs, guidés et aidés en cela par les théoriciens de la rééducation, et principalement par le livre de Yves de LA MONNERAYE en 1991, véritable "déclencheur" d'une "autre rééducation", vont tenter d'intégrer et de mettre en oeuvre dans leur pratique les conceptions actuelles de l'appréhension du développement et des difficultés de l'enfant.

La rééducation à l'école est, comme la mise en place des cycles ou la pédagogie différenciée, une création de l'Institution scolaire. Cette création qui fonctionne dans un registre symbolique de liens ré-inventés sur un fond de différence, intègre le principe de réalité, l'acceptation de l'altérité, de la différence entre les enfants, elle suppose le deuil d'une partie d'elle-même par l'Institution, d'une partie du moins de ses fantasmes de toute-puissance, l'acceptation de sa castration au sens de limites.

Nous avons souligné à quel point le rééducateur était mis dans l'obligation de créer: sa pratique, sa fonction, sa place, son identité.