3-1- Il n'existe aucune frontière nette entre le "normal" et le "pathologique".

CANGUILHEM en formule l'impossible clivage "scientifique": ‘ "Le terme de "normal" n'a aucun sens proprement absolu ou essentiel...Ni le vivant, ni le milieu ne peuvent être dits normaux si on les considère séparément, mais seulement dans leur relation"...On ne peut déterminer le normal par simple référence à un moyenne statistique..." ’ (1966, p. 43-44).

Jean BERGERET souligne l'indépendance de la notion de "normalité" par rapport à celle de structure mentale profonde. Certaines de ces structures peuvent être considérées comme "stables" (c'est-à-dire psychotiques ou névrotiques), mais ne conduisent pas à des comportements figés, définitifs. Une personnalité réputée "normale" peut basculer à tout moment de son histoire dans la pathologie et inversement, une personnalité considérée comme "pathologique" peut, selon les circonstances de son existence, adopter des manifestations extérieures tout à fait "normales". ‘ "Si bien qu'on n'ose plus guère opposer maintenant de façon trop simpliste les gens "normaux" aux "malades mentaux" quand on considère la structure profonde." ’ (1985, p. 16). WINNICOTT (1958, p. 389), exprime des positions similaires: ‘ "Notre tâche est rendue infiniment complexe par le fait que nous avons tendance à penser à nos malades psychiatriques, non comme à des personnes atteintes de diverses maladies mais à des gens blessés, dans la lutte que mène l'homme pour son développement, pour son adaptation et pour la vie. Lorsque nous voyons un psychotique, notre sentiment c'est que, "sans la grâce de Dieu, ce serait moi". Nous connaissons tous cette maladie, dont nous voyons un exemple plus poussé devant nous." ’.

De plus, peut-on parler de "structure de personnalité" avec un enfant très jeune, d'école maternelle, pour lequel tout ou presque est encore possible, constructible, qui n'a pas même encore élaboré tout son parcours "normal", tout le processus de construction psychique qui correspond au franchissement de l'Oedipe par exemple, ce dernier devant lui permettre de restructurer ses modes de relations au monde? De nombreux psychanalystes aujourd'hui, de plus, réfutent la conception de "structure" psychique.

Ces différents éclairages soulignent l'impossibilité radicale de catégoriser le sujet malgré une préoccupation et un désir d'objectivité, de scientificité, toujours présents, toujours renaissant dans les esprits. Ils nous font prendre conscience de la grande difficulté de toute recherche d'indication de l'aide la plus appropriée, dans une démarche la plus respectueuse du sujet, et de sa difficulté. Pourtant, on ne peut se contenter de réponses trop évasives. La question est insistante. L'enfant est-il "malade", ses difficultés sont-elles de l'ordre de la "pathologie", et l'aide doit-elle lui être prodiguée impérativement hors de l'école, celle-ci n'étant, par déontologie et contrat avec les familles, pas un lieu de soin? Ou bien, les difficultés de cet enfant sont-elles "ordinaires", "banales", "normales"? Peut-on, dans ce cas, éviter une médicalisation abusive de ces "ratages" en aidant cet enfant au sein de l'école, en étayant ses tentatives pour les dépasser, en lui offrant les conditions les plus propices pour le faire?

Le professionnel, pourtant, a besoin de repères pour sa pratique. Comment peut-il s'y retrouver, alors que les mesures par les tests sont remises en question par les psychologues eux-mêmes, lorsqu'il est affirmé que les "limites" n'existent pas entre normalité et pathologie, lorsque nombre d'auteurs comme CANGUILHEM réfutent les mesures statistiques qui donnent des indications par comparaison? Comment peut-il s'y retrouver, lorsque la question du choix de l'aide la plus appropriée à proposer à un sujet se pose, et à sa suite, la question des stratégies spécifiques au sein de ces aides?