Chapitre VI.
Analyser la demande d'aide, pour un enfant en difficulté à l'école.
Des stratégies pour mieux connaître l'enfant, sa difficulté, ses besoins, et l'aide à lui proposer.

Pouvoir apporter des réponses à la question: Y a-t-il, dans l'école, des enfants relevant spécifiquement d'une rééducation?, nécessite de se donner le moyens de différencier les difficultés de l'enfant à l'école, et de connaître, de la façon la plus précise possible, les besoins de cet enfant.

L'histoire de toute aide à l'école, commence par une demande adressée à l'instance qui est supposée pouvoir y répondre, ou du moins, apporter l'éclairage de son regard autre, différent, "tiers", sur cette difficulté dans laquelle enseignant et enfant se trouvent "pris". L'enseignant demande les raisons de la difficulté de cet enfant à être élève, et une aide pour pouvoir exercer pleinement (à nouveau?) ses fonctions d'enseignant avec cet enfant. Comment, pour un "aidant" éventuel, sollicité par une demande d'aide concernant un enfant, connaître l'enfant et ses besoins, pour savoir comment répondre à l'enseignant, à l'enfant, pour savoir comment leur porter, éventuellement, une aide?Comment va-t-on pouvoir "connaître", comprendre, l'enfant et ses difficultés, sans "l'adjectiver" 250 , sans l'objectiver, sans "l'expliquer"? Autrement dit, comment acquérir une connaissance de l'enfant, et non sur l'enfant? Cette recherche de connaissance est orientée, pour le praticien: il s'agit de trouver des réponses, et si possible, les réponses les plus appropriées, afin que l'enfant réussisse à l'école, lieu de vie qui lui est imposé, mais auquel il ne peut se soustraire. En ce qui nous concerne dans cette recherche, par quelles voies pourrons-nous peu à peu dessiner le "profil" de cet enfant qui se verra, peut-être, proposer une rééducation?

Des regards différents, sur l'enfant et sa difficulté, existent dans l'école. L'enquête de L'enquête de Jean-Louis DUCOING en 1987, celle de Joëlle PLAISANCE et de Fabienne SCHERER, en 1994, en ont apporté des témoignages. Comment articuler ces approches différentes de l'enfant et de sa difficulté, afin qu'elles n'aboutissent pas à un "morcellement" des représentations de cet enfant, et, par voie de conséquence, à un morcellement des réponses apportées? Comment éviter de retomber dans les travers habituels des réponses sélectives et parcellaires qui nient le sujet, et dont l'histoire pédagogique, "rééducative" et "remédiatrice", nous ont apporté l'illustration?

Dans le champ thérapeutique, la demande d'aide est le fait d'un sujet qui souffre, qui ne peut parvenir seul à surmonter ses difficultés et qui vient requérir l'aide de quelqu'un, afin de comprendre ce qui lui arrive, afin de trouver un sens à sa vie. Il accepte plus ou moins facilement de changer quelque chose à sa manière d'être au monde, ou du moins, c'est à partir de cette acceptation de sa part, qu'un travail réel pourra s'engager. Cependant, dans le champ thérapeutique lui-même, la clinique avec les enfants a mis en évidence, que même si ses symptômes et sa souffrance lui appartiennent, l'enfant est rarement porteur de sa demande.

Qu'en est-il de la demande, dans le cadre d'un réseau d'aides?

La demande d'aide, en ce qui concerne les aides spécialisées à l'école, est, dans la grande majorité des cas, formulée par l'enseignant, porteur dans ce cas d'une demande pour quelqu'un d'autre. Elle peut l'être quelquefois par les parents, directement à une personne du réseau d'aides, plus rarement par l'enfant lui-même.

L'enfant est au centre des préoccupations, mais son maître a quelque chose à dire, d'importance. C'est lui qui, la plupart du temps, a donné l'alerte. C'est lui qui, souvent, bien avant les parents, est inquiet pour cet enfant, ou perturbé, voire empêché dans l'exercice de ses fonctions, par l'attitude, le comportement, les refus de cet enfant. Qu'est-ce qui se passe en classe pour cet élève? Qu'est-ce qui se joue entre le maître et l'élève? Une question, d'importance, se posera pour l'équipe du réseau d'aides: Comment, dans un lieu structurellement collectif, qui est l'école, ménager un lieu et un temps pour que des paroles singulières puissent se dire? Il existe plusieurs possibilités d'aide à l'enfant en difficulté, à l'école. Il en existe à l'extérieur du lieu scolaire. Quelle est l'aide la plus appropriée qui pourra, le mieux, aider cet enfant, avec ses difficultés singulières et ses besoins spécifiques? Afin de pouvoir répondre, il est nécessaire d'affiner la connaissance de cet enfant et de ses besoins. Il est nécessaire également de bien connaître ce que proposent chacune de ces différentes aides.

Les équipes d'aides spécialisées ont transposé dans l'école des stratégies, déjà existantes ailleurs, pour pouvoir écouter, entendre, d'une manière singulière, l'enfant, et les différents partenaires impliqués dans la difficulté de celui-ci. Du "signalement" d'un enfant en difficulté, à la demande d'aide qui le concerne, puis de cette demande, à la pose éventuelle d'une indication d'aide spécifique, tout un travail d'écoute et d'élaboration est à faire. Quelles sont ces stratégies mises en place par les équipes pour mieux connaître l'enfant? Quelles vont en être les étapes? Comment entendre ce qui se donne à voir , ce qui dérange, ce qui inquiète?

Les matériaux de nos analyses, sont constitués, ici, par ce qui a pu être dégagé des différents échanges entre praticiens, au niveau départemental, au sein du groupe des rééducateurs de la Drôme, dont le thème de travail fut en 1996-1997, l'analyse des différentes pratiques d'analyse de la demande, mises en œuvre par quarante praticiens, au sein de 31 réseaux d'aides spécialisées et 3 CMPP 251 . Ce sont nos propres pratiques de rééducatrice, qui se retrouvent, d'une part, au niveau des échanges précédents, dans la mesure où nous étions participante, et au niveau de l'analyse de notre propre expérience professionnelle. Ces pratiques professionnelles personnelles ont été soumises, d'autre part, chaque fois que possible, au regard critique des participants d'un groupe d'analyse de la pratique, ou "groupe de contrôle". Cependant, toutes ces pratiques se réfèrent en grande partie, à des écrits professionnels, comme, en particulier, l'ouvrage de Yves de LA MONNERAYE (1991), ou à des articles parus dans des brochures professionnelles comme l'ERRE, ou Envie d'école.

Les démarches d'analyse de la demande nous sollicitent de notre place de rééducateur, au sein même des équipes. Dans une équipe pédagogique élargie, ou de réseau d'aides, chaque professionnel intervient avec sa fonction et son regard spécifique. C'est avec notre écoute de rééducatrice que nous entendrons les maîtres parler des enfants, lors de la première demande formulée à leur sujet. Nous avons fait appel à un corpus personnel, constitué de demandes d'aides qui avaient été adressées à notre réseau d'aides d'appartenance. Nous avons explicité 252 les raisons et la méthodologie qui ont présidé au choix des douze premiers "cas" d'enfants. Les critères de choix des douze autres "vignettes cliniques", se fondaient sur le constat de difficultés d'un autre ordre. L'hypothèse émise est que ces difficultés relèvent peut-être d'un registre différent. L'enquête de Joëlle PLAISANCE et de Fabienne SCHERER 253 complète utilement les informations issues de cette pratique professionnelle personnelle. Priorité est donnée à la pratique rééducative, aux "savoirs d'expérience" 254 , ou "savoir pratique".

Nous référant aux Echanges de pratiques entre rééducateurs de la Drôme, 1996-1997 255 , réalisés en travaux de groupes suivis d'une synthèse,nous pouvons affirmer que:

Il existe diverses stratégies d'analyse de la demande.

Il ressort de la mise en commun entre rééducateurs 256 des différentes stratégies adoptées par les 35 réseaux d'aides et les 3 CMPP représentés, et des discussions qui ont suivi, que les positionnements des uns et des autres, dès le départ, conditionnent en grande partie les pratiques ultérieures avec l'enfant. Des variations plus ou moins importantes apparaissent d'une équipe à l'autre. Elles sont très différentes en CMPP. En particulier, la pratique de l'observation, non généralisée, soulève de nombreuses interrogations.

Cependant,tous les groupes semblent s'être accordés sur les points suivants 257 :

Renoncer à une démarche scientifique, calquée sur un "modèle" médical..

On peut rêver d'une démarche scientifique, rigoureuse. Elle conduirait à la pose de l'indication la plus appropriée aux difficultés des enfants, pour lesquels l'intervention d'une aide semble requise. Il suffirait de faire un inventaire des symptômes de l'enfant, ceux-ci correspondant à l'action de prélever des indices pertinents, des "indicateurs" de son comportement, pour ensuite faire correspondre un traitement adéquat, en réponse, en comblement, en réparation, en rectification...Dans notre histoire, la culture médicale, dont les origines sont liées au discours de la science, tient une grande place. Le terme "d'indication" relevait, au seizième siècle, de la médecine. Il a disparu ensuite, au cours des dix-septième et dix-huitième siècle, pour réapparaître au dix-neuvième siècle. Qu'est-ce que l'indication, dans ce domaine? Elle consiste à déterminer le traitement à prescrire au vu de l'examen du malade. C'est un fantasme tenace du médecin, d'espérer qu'un jour il existera un médicament pour soigner chaque maladie.

L'échec scolaire ne s'est pas vu exempté de ce fantasme "médical", puisque de temps à autre nous pouvons entendre vanter par un laboratoire médical, quand ce n'est pas par des "psychologues", les mérites d'une substance médicamenteuse victorieuse de "l'échec scolaire", ou les vertus d'un tranquillisant, réglant de manière magique et définitive les instabilités, troubles de l'attention et autres difficultés de concentration ou de mémoire de l'enfant. Le problème n'est pas d'aujourd'hui. Nous lisons, dans une revue de pédo-psychiatrie infantile (1967) 258 la publicité d'un "anxiolytique, sédatif, myorelaxant" "au goût de framboise" destiné au "traitement de l'anxiété infantile", laquelle se manifeste, entre autres, par de "l'agitation, de la nervosité, de l'agressivité, de la colère, de l'instabilité scolaire, des troubles du sommeil...". Un exemple plus récent nous est parvenu par les médias, en 1996, de l'existence d'une "pilule miracle", en vente courante aux Etats-Unis, remède contre toutes les hyperkinésies de l'enfant. Des parents, dont l'enfant était en rééducation, venaient couramment, suite à ces émissions, demander leur avis aux rééducateurs quant à ce "remède", pour "calmer" leur enfant.

Quelles sont les conséquences d'une appréhension strictement "médicale" des choses en ce qui concerne la connaissance des difficultés de l'enfant, en vue d'une indication d'aide? Dans une idéologie scientifique, on classerait ce qui relève du "purement scolaire" et du "strictement psychologique" et ainsi on pourrait différencier sans aucune ambiguïté ce qui ressortirait d'une aide pédagogique, spécialisée ou non, de ce qui relèverait d'une aide psychologique, psychothérapique...Un modèle "idéal" plane ainsi dans les esprits, car il est difficile et angoissant de disposer, quoi que l'on fasse, de toujours trop peu de repères, pour "être sûr de ne pas se tromper".

Accepter de prendre le temps nécessaire.

Analyser une demande, rencontrer les maîtres, les parents, l'enfant, plusieurs fois peut-être, rencontrer les services sociaux ou d'autres intervenants qui s'occupent de cet enfant, pour tenter de comprendre quelque chose à ce qui se joue pour lui à l'école, prend du temps. On ne peut ignorer totalement la dimension temporelle, faire comme si elle n'existait pas. Il est souvent reproché à certaines structures d'aide extérieures, les "listes d'attente" ou les processus d'analyse de la demande trop étirés dans le temps. La réalité scolaire est très fortement corrélée à la dimension du temps. L'enfant qui "n'est pas prêt" pour entrer au CP en fin de grande section d'école maternelle, l'élève du CP qui n'a pas acquis en temps voulu les contenus prévus dans les programmes, se retrouve très vite en décalage, marginalisé, en difficulté. Il lui sera difficile de "rattraper le temps perdu" de "remonter dans le train en marche"..."L'urgence est mauvaise conseillère".....et pourtant, quelquefois "le temps presse". Les pressions sont parfois importantes, en direction des structures d'aide: de la part du maître, de la famille, de l'enfant qui sollicite les intervenants dans la cour: "Quand est-ce que tu me prends?" Il est pourtant indispensable de prendre toutes les précautions possibles avant de prendre une décision. Même si l'on reconnaît, et si l'on admet, que la démarche de pose d'indication ne peut avoir un statut de scientificité, tant que trop de doutes subsistent quant à l'aide à proposer à un enfant, l'expérience clinique montre qu'il vaut mieux surseoir à la décision, qui, de toutes façons, est lourde de conséquences pour l'enfant. On peut admettre, semble-t-il, qu'interrompre une relation parce que "l'on s'est trompé" d'indication, parce que l'on s'est engagé, et que l'on a engagé l'enfant dans une relation inappropriée, est toujours plus lourd de conséquences pour l'enfant, que de l'avoir retardée. Ce serait méconnaître tous les processus transférentiels mis en jeu, qu'on le veuille ou non, que l'on en soit conscient ou non, et ce, dès les premières rencontres, que de le nier 259 .

Si une situation difficile est toujours une situation urgente, les repères de l'équipe qui procède à l'analyse de la demande doivent être suffisamment solides pour lui permettre de distinguer, et d'argumenter si nécessaire, la différence entre "prendre du temps" et "perdre du temps".

Tendre vers un travail d'équipe.

La mise en place des réseaux correspondait à un mouvement de mobilisation générale contre l'échec scolaire, mobilisation attendue de tous les acteurs éducatifs. Le texte de la circulaire du 9 avril 1990 (BO N° 16 du 19 avril 1990), indique: ‘ “Lorsque les maîtres et les intervenants spécialisés sont confrontés à des difficultés déjà structurées et parfois importantes, la démarche d’analyse, la conception et la mise en oeuvre à l’école des actions appropriées exigent également les pratiques de la concertation et de la collaboration.” ’ (p. 1041). Chacun des partenaires éducatifs, de par sa position, sa place, sa fonction, a inévitablement un regard différent sur chaque enfant, et sur l'enfant en difficulté en particulier. Si cette différence d'approche peut être quelquefois cause de difficultés de communication ou de malentendus, contre lesquels il est toujours possible d'oeuvrer, on peut avancer qu'elle est (ou pourrait être), surtout une source de richesse. Faire de l'analyse de la demande un travail d'équipe, une mise en commun des inévitables et nécessaires subjectivités et des regards différents sur le même enfant, faire que la pose de l'indication soit la résultante de ces échanges, est peut-être une des garanties que cette indication dépassera une approche trop subjective, trop affective. Ce travail collectif devrait permettre la distanciation indispensable, en vue de la professionnalisation de cette démarche. Il devrait garantir la prise en compte de l'enfant dans sa globalité. Le travail d'analyse de la demande et de la pose d'indication deviennent, dans ces conditions, des moments privilégiés de travail en collaboration entre maîtres "ordinaires" et l'équipe du réseau d'aides. C'est en cela qu'il peut constituer un moment institutionnel important. Cette réflexion centrée sur un objet commun: l'enfant en difficulté, est l'occasion de mieux se connaître entre partenaires éducatifs, de mieux comprendre l'action et la position de l'autre, les raisons de ses choix, de ses méthodes et de ses stratégies. C'est l'occasion de mettre des mots sur les difficultés de chacun, et ainsi de s'entraider à prendre de la distance, à désaffectiver ce qui est peut-être déjà enfermement dans des relations conflictuelles avec un enfant particulier 260 . Une collaboration entre les différents partenaires éducatifs de l'enfant est donc de toute importance.

Envisager l'indication comme une hypothèse, à confirmer.

La proposition d'aide qui résultera de l'analyse de la situation de l'enfant, ne peut avoir qu'un statut d'hypothèse. On suppose que telle ou telle aide, dans tel ou tel domaine, peut le mieux, dans l'état actuel des choses, aider cet enfant. Comme toute hypothèse, elle sera à vérifier, il faudra la mettre à l'épreuve, et elle se trouvera en fin de compte confirmée ou infirmée.

Notes
250.

Selon l'expression de Mireille CIFALI (1994), citée au chapitre V, point 6.

251.

En Annexe: Echanges de pratiques entre rééducateurs de la Drôme, 1996-1997. Documents 1 et 2.

252.

Chapitre I: Méthodologie de cette recherche.

253.

Joëlle PLAISANCE et Fabienne SCHERER (1994).

254.

Selon l'expression, respectivement de Mireille CIFALI (1996), et de Gaston MIALARET (1996), que nous avons explicitées dans le chapitre I: Méthodologie de cette recherche.

255.

Document du 24-03-97.

256.

Notre analyse se réfère ici aux "Echanges de pratiques entre rééducateurs de la Drôme, 1996-1997". Nous en interrogeons les synthèses qui en ont été réalisées, et approuvées par les participants. (On retrouvera ces synthèses en "Annexes")

257.

Nous reprenons les points énoncés dans le document synthétique. Ces points ont fait l'objet de débats. Cependant, les prolongements, ici, sont en grande partie, les nôtres.

258.

Pédo-psychiatrie (supplément annuel à la revue de Neuropsychiatrie infantile et d'Hygiène mentale de l'Enfance), 1967, L'expansion.

259.

Nous nous interrogerons sur la présence et "les effets" de ce transfert, en rééducation, comme de la prise en compte de ce transfert par le rééducateur, dans la troisième partie de cette recherche.

260.

A ce sujet, un article de Mireille CIFALI (1994). Une difficulté en question. Tirage à part, (1-6), annoncé alors par l'auteur comme à paraître Cahiers du Service du soutien pédagogique de l'enseignement primaire et enfantin, (1995) Lugano. L'auteur insiste sur le fait que, lorsqu'un enfant est en difficulté, c'est avant tout l'adulte qui est en difficulté. Trop se centrer sur l'enfant et ses difficultés, peut correspondre à un évitement de la question. Francis IMBERT (1994), et Yves de LA MONNERAYE (1991), abordent cette question d'une manière sensiblement identique.