2-4-2- Accepter son propre manque pour pouvoir apprendre.

"Si l'illusion est nécessaire pour entreprendre, c'est la désillusion qui est nécessaire pour construire" ’, énonce Claude VEIL (1995) 353 . Illusion, du côté de l'imaginaire. Désillusion, du côté du principe de réalité. Tout apprentissage met en jeu l'acceptation de ses limitations par le sujet lui-même, l'acceptation de "ne pas savoir", pour pouvoir apprendre."Le désir de savoir ne vient à naître pour chacun que du deuil de sa toute-puissance, de sa capacité à endurer le vide, la faille. De sa "castration symbolique", disent les psychanalystes, c'est-à-dire de sa capacité psychique de souffrir de n'être pas tout, d'être manquant, d'être prêt à faire l'épreuve du doute, de l'interrogation." ’(CIFALI, 1994, p. 212). Le tout jeune enfant pense tout d'abord que ses parents ont réponse à tout. Puis un moment vient où ses questions deviennent plus complexes, concernent les grandes énigmes de la vie, de la mort. L'enfant est persuadé que ses parents en connaissent les réponses, mais qu'ils refusent de lui répondre, qu'ils lui cachent des secrets. D'où ses questions incessantes à l'adulte. Un jour il lui faudra se rendre à l'évidence: les adultes ne savent pas tout, et ignorent eux-mêmes la vérité concernant les questions fondamentales sur le sens de la vie, sur le sens du monde 354 . L'adulte y perd en toute puissance, mais l'enfant y gagne en capacité de recherche, en capacité d'apprentissage, n'étant plus entièrement dépendant de la bonne, ou de la mauvaise volonté de l'adulte, qui est supposé répondre. L'enfant découvre peu à peu que l'autre aussi est castré, soumis à la même loi de castration symbolique; qu'il ne possède pas la "vraie réponse" qu'il lui aurait cachée; qu'il n'y a pas de vérité établie concernant les grandes questions de l'humain: l'amour, l'origine de soi et du monde, la mort, la différence des sexes, Dieu... C'est une découverte terrible mais fondamentale pour l'enfant que de découvrir que les adultes, ses parents en particulier, ne savent pas. Il n'y a, entre autres, pas de réponse au "pourquoi?" Il découvre en même temps qu'il devra se forger ses propres réponses, jamais établies, n'ayant jamais statut de certitudes, toujours provisoires. C'est pourtant ce besoin de réponse, ce "besoin de savoir", qui le conduira à continuer sa recherche. Si l'enfant n'effectue pas ce parcours, si une angoisse trop forte l'empêche de réaliser ce passage, il en subit les conséquences, y compris au niveau de l'apprentissage.

L'expérience du manque permet de transformer les processus primaires (plaisir immédiat en fonction de la satisfaction des besoins), en processus secondaires articulés à la poussée du désir. ‘ "L'investissement des processus secondaires qui sont à la base d'une pensée organisée autour du temps et de l'espace, conditionne la possibilité pour l'individu de se dégager d'un fonctionnement psychique dominé par les processus primaires où prévaut la primauté de l'hallucinatoire." ’ (MARCELLI, 1992, p. 15). Par le fait du complexe d'Oedipe et du complexe de castration, l'enfant se découvre sujet d'un "manque à être" qu'il désire combler, capable d'exprimer un désir qui le concerne 355 . Le garçon n'est pas le phallus de sa mère, la fille n'aura pas des enfants du père.

Certains enfants ou adolescents, dont l'investissement narcissique est trop important, se prennent pour leur propre modèle, n'acceptent pas de se considérer - ou qu'on les considère - comme défaillants, et rejettent tout ce qui peut provenir de l'extérieur, contenus ou méthodes. Ou bien, à l'opposé, leur fragilité est telle qu'ils se sont constitué une carapace pour cacher leur manque qu'ils connaissent ou dont ils ont l'intuition. "Je sais, je sais..." est leur seule réponse, comme dans la chanson de Jean GABIN, et ils se ferment ainsi à tout changement. Cette attitude recèle la plupart du temps une très grande fragilité. Ils ont le sentiment qu'ouvrir la moindre brèche dans leur système de défense ainsi mis en place, risque de faire s'écrouler tout leur édifice.

C'est le fantasme qui aide l'enfant, normalement, à compenser la perte de ses illusions de toute puissance, la découverte du manque de l'autre et de son manque. Sigmund FREUD (1924) évoque "le roman familial des névrosés" Jacques LACAN (1953) appelle la construction de ce fantasme: "Le Mythe individuel du névrosé".

Autour de 7 ans, lors de l'entrée à l'école élémentaire, grâce à la résolution du complexe d'oedipe, l'enfant aborde normalement un phase plus calme au point de vue des pulsions sexuelles, dite "période de latence". C'est grâce à cela qu'il est ordinairement "prêt" à entrer dans les apprentissages de l'école et la culture scolaire. C'est aussi en fonction de cela que certains enfants "ne sont pas prêts", et ce, d'autant moins que leurs parents ou l'école elle-même veulent parfois hâter la période des apprentissages 356 . A la puberté, toutes ces positions seront réactivées.

Cependant, si le manque peut entraîner un désir de comblement, il faut au sujet un "moteur", pour le pousser à aller chercher ce qui pourrait le combler.

Notes
353.

Nous avons proposé cette citation comme exergue de la conclusion de la première partie de cette recherche.

354.

Nous nous référons en particulier à l'analyse qu'en fait Ivan DARRAULT (1992).

355.

Nous avons tenté de rendre compte schématiquement de ce mouvement qui pousse le sujet vers "l'apprendre", à la suite du constat du manque, de la faille, de l'écart: "Le désir d'apprendre est tout, sauf simple", chapitre VII, point 2-4-4..

356.

Deux articles de Envie d'école n° 8, octobre 1996, sont consacrés à cette "entrée au CP". Il s'agit de: Jacques LEVINE (1996). Passage de la maternelle au CP: continuité ou rupture? (19-20); et de Philippe THIEFAINE (1996). L'entrée à l'école primaire: un franchissement. (9-12).