3-4- L'enfant a besoin d'un étayage et d'un accompagnement, pour construire les préalables qui lui permettront de se séparer, de créer des liens, et qui devraient lui permettre d'apprendre, à l'école.

Pour pouvoir se séparer, il faut qu'il y ait eu un premier lien satisfaisant, qui correspond à la période que WINNICOTT (1971) nomme la "phase d'illusion". Plaisir et répétition en sont les ancrages. Une première relation symbiotique de la mère avec son enfant est nécessaire à celui-ci pour assurer sa sécurité de base, ses assises narcissiques et un certain sentiment d'omnipotence, qui lui permettront de faire confiance en ses possibilités, en son propre pouvoir. Sans cette phase d'illusion qui assoit les bases narcissiques du sujet, celui-ci ne peut aller de l'avant, prendre des risques, y compris celui de se lancer dans l'aventure de l'apprentissage. Cette période correspond pour l'enfant à celle pendant laquelle dominent les processus primaires et le principe de plaisir, l'imaginaire et les fantasmes. La période de symbiose mère-enfant, permet à ce dernier de développer des capacités qui lui seront indispensables lors de tout apprentissage. C'est le cas en particulier de la capacité à attendre, à différer, de la capacité à anticiper, de la capacité à tolérer la frustration, de la capacité à accepter le changement. La fonction d'accompagnement de la mère est fondamentale pour contenir les angoisses de son enfant et pour l'aider à les élaborer. Dans des conditions "normales", l'enfant intériorisera peu à peu cet accompagnement, jusqu'à pouvoir le faire fonctionner pour lui-même, lorsqu'il est seul.

La mère aide ensuite son enfant à se détacher d'elle, en permettant en particulier qu'intervienne ce que Jacques LACAN a nommé "la métaphore paternelle." "Après "l'attachement sécurisant", il faut permettre "le détachement sécurisant". (THIS, 1991, p. 14), ce que Bernard THIS rattache à la "sécurité de base", indispensable au sujet pour pouvoir aller de l'avant. Etre séparé n'est pas être sans repères, ni sans guide. Pour me risquer, je dois avoir la conviction que j'en ai la force d'une part, et que le monde ne va pas s'écrouler autour de moi d'autre part. ‘ "Le vrai passage a lieu au milieu. Quelque sens que la nage décide, le sol gît à des dizaines ou centaines de mètres sous le ventre ou des kilomètres derrière et devant. Voici le voyageur seul. Il faut traverser pour apprendre la solitude. Elle se reconnaît à l'évanouissement des références....au milieu du passage, même le sol manque, finies les appartenances."(SERRES, 1991, p. 24-25). Traverser la rivière, comme l'évoque l'image utilisée par Michel SERRES 387 , et pouvoir accepter de ne pas voir l'autre rive lorsque je suis au milieu, nécessite que je sois convaincu qu'il existe une autre rive.

Des pertes sont liées à tout "grandir". L'espérance des bénéfices doit l'emporter sur le regret des pertes inévitables. L'enfant engagé dans sa construction identitaire, espère voir son narcissisme conforté, par l'accroissement du savoir. Il supporte le changement grâce à la certitude de la continuité et de l'intégrité de sa personne, grâce à la conviction de ne pas se perdre dans ce nouveau savoir. S'engager dans une action d'apprentissage suppose de pouvoir accepter le changement de ses représentations, et son propre changement. Le sujet sait qu'il ne sera plus tout à fait le même quand il "saura", mais il ne peut savoir exactement à l'avance en quoi consistera ce changement. Seul son imaginaire peut lui permettre de se représenter cette situation, le principe de réalité venant réguler ces "visions anticipatrices". ‘ "Tolérer l'incertitude, accepter l'inattendu ou l'insolite, représentent des préconditions indispensables pour investir son proche environnement et développer des capacités d'apprentissage" ’ (MARCELLI, 1992, p. 15).

Seul l'éprouvé d'un sentiment de sécurité permet à l'enfant d'effectuer puis d'élaborer les différentes séparations nécessaires. L'étayage et l'accompagnement par un environnement suffisamment bon, lui permet de construire les bases de son identité : un substrat narcissique dans lequel il se sent aimé, unique, spécifique, dans lequel il est convaincu de la continuité de son existence, de la reconnaissance de celle-ci par l'autre et de la reconnaissance de ses besoins; une conscience de soi et la possibilité de se réaliser comme relativement autonome par rapport aux désirs de ses parents. L'ensemble social qui accueille l'enfant doit lui offrir les garanties d'un futur non aléatoire, non illusoire. C'est à ce prix que le sujet peut s'inscrire à son tour dans le temps et accepter le changement, à condition que celui-ci lui assure une prime de plaisir futur.

Une distanciation de l'enfant par rapport à ses peurs, par rapport à ses angoisses, par rapport aux préoccupations qui peuvent être les siennes, est nécessaire pour tenter l'aventure. Cette distanciation n'est pas refoulement, mais élaboration, métabolisation, sublimation. Si le refoulement des pulsions inacceptables par le principe du secondaire est une première étape indispensable, nous avons vu que ce refoulement ne doit pas être trop important. Une partie de ces pulsions doit échapper au refoulement pour être sublimées dans des investissements culturels. Un nécessaire "retour du refoulé" sous la forme "d'histoires" suffisamment déplacées, condensées, par rapport à l'histoire personnelle de l'enfant 388 , ou de "mythe individuel " 389 , sont nécessaires pour que ces élaborations se fassent et pour que le psychisme de l'enfant soit disponible à d'autres investissements, d'un ordre culturel et social. L'énergie libérée, ainsi, peut s'investir ailleurs.

Certains enfants ne supportent pas la dé-fusion. Ils n'acceptent pas de se détacher du Tout; ils éprouvent des difficultés à se sentir distincts. Ils ont de ce fait des difficultés à établir des relations. Si l'accès à la fonction symbolique s'en trouve limité, dès lors, les apprentissages deviennent difficiles, voire impossibles. ‘ "Le symbiotique est aux antipodes du symbolique." ’ (DARRAULT, 1992, p. 37).

Notes
387.

Nous avons extrait de ce passage, une citation du point 3-2-2, de ce chapitre.

388.

Gilbert DIATKINE (1991), évoqué au point 3-2-1, de ce chapitre.

389.

Jacques LACAN (1953). Le Mythe individuel du névrosé.