4-3-1- Pouvoir lire, demande à être individué, "séparé".

Pouvoir symboliquement représenter l'absence.

Lire, c'est pouvoir jouer avec la présence/ absence de l'objet, sur le mode du "Fort-Da" décrit par FREUD (1920), la "re-présentation" de l'absence étant ouverture au symbolique. Les mots échangés, mots qui peuvent être remplacés par des mots lus à l'enfant, puis lus par lui-même, permettent l'élaboration de l'anxiété, des préoccupations, c'est à dire la distanciation 415 . ‘ "Tout rapport au langage écrit est un rapport de dialogue vivant avec des interlocuteurs, même s'il s'agit de personnages invisibles et imaginaires." ’ (LEVINE, 1997, p. 17). C'est ce que Jacques LEVINE nomme "l'imaginaire du cognitif". WINNICOTT (1971) considère le langage oral et écrit comme un objet transitionnel, un objet substitutif, c'est-à-dire un objet "trouvé-créé" par l'enfant, à mi-distance entre intériorité et extériorité. L'objet transitionnel, en tant qu'il n'est plus tout à fait soi mais qu'il est encore soi, à la limite, ouvre l'enfant à un espace transitionnel, un espace de création, mais aussi à l'espace de l'expérience culturelle. Lire et écrire nécessitent d'être séparé, mais permettent le passage, permettent de faire exister l'absent et permettent d'élaborer la séparation, grâce au pouvoir symbolique des mots et du langage.

Lorsqu'un changement d'affectation me conduit, après deux années de travail avec elle, à ne plus rencontrer Angélique , elle me déclare: "Dès que je sais lire, je t'écrirai". Elle n'est entrée en effet dans l'apprentissage de la lecture qu'au mois de mai de son année de CP. Je lui promets alors que je lui répondrai.

"Si on ne peut pas évoquer un objet absent...on peut à la rigueur apprendre par coeur comment lire, mais on ne peut pas se représenter ce que le texte évoque", avance Gilbert DIATKINE (1992, p. 11). Les difficultés de Thibault, garçon de neuf ans, rencontré hors cadre professionnel, semblent illustrer d'une manière particulièrement éclairante cette affirmation de Gilbert DIATKINE.

Après le déchiffrage laborieux du mot "cheval" (il pratique l'équitation), il déclare être dans l'impossibilité de se représenter mentalement l'image d'un cheval, ni d'aucun autre objet. Il déclare qu'il "ne voit rien dans sa tête, jamais". Nous référant à Antoine de LA GARANDERIE (1980), dirions-nous qu'il a ‘ "une langue maternelle uniquement auditive" ’, et qu'il n'a en aucune sorte développé des modes d'évocation visuelle?Le nom même de cette capacité d'évocation se réfère à "la mère". Que se passe-t-il pour Thibault du côté de la mère?

Les parents sont séparés depuis plusieurs années, et le garçon vit avec son père. La mère est retournée dans une autre ville, vivre chez sa propre mère. Elle est malade, "dépressive", selon le père, et a du être hospitalisée à plusieurs reprises. Le père ajoute "qu'il préfère ne pas en parler", mais le peu qu'il en dit, est un rejet massif de sa femme. Thibault voit quelquefois sa mère, chez la grand-mère paternelle. La seule évocation de sa mère le fait "se rétracter". Son visage se ferme, il baisse la tête, l'enfonce dans ses épaules, et se recroqueville, "s'enroule" telle une boule crispée, tassée, sur sa chaise. La tension est extrême, la souffrance manifeste. Il demeure ainsi un long moment, inaccessible à toute parole, avant de pouvoir, à nouveau, se déplier et "reprendre vie". Des pleurs silencieux accompagnent cette position. Si, avec le père, un "interdit de parole" fait éviter le sujet, Thibault ne s'est-il pas donné à lui-même un interdit de penser? Il semble bien que cette réaction de sa personne, cette fermeture, soit une tentative, un mécanisme de défense, pour lutter contre une trop grande angoisse, contre une trop grande souffrance.

Cette même réaction, il l'a, bien qu'atténuée, lorsqu'il est appelé à évoquer l'image mentale d'un objet. N'y a-t-il pas contamination manifeste, ici, d'un empêchement à penser, liée à une absence, un manque, non symbolisables? Comment parvenir à une lecture qui ait du sens, dans ces conditions? Comment intégrer d'autres apprentissages qui nécessitent, tous, des capacités d'évocation mentale 416 ?

Notes
415.

C'est ce que développe Dominique De PESLOUAN (1991, p. 63).

416.

La possibilité d'envisager pour Thibault une aide psychologique, ou psychopédagogique, a été évoquée avec le père. Celui-ci a, en définitive, opté pour une aide orthophonique, "pour l'aider en lecture".