6-2-2- L'aliénation et l'image spéculaire, domination du registre imaginaire. Construction de l'image de soi.

Un sentiment diffus d'exister dans un corps non différencié du monde entier, des angoisses ressenties comme morcellement, préexistent à la constitution de l'image de soi réalisée lors du "stade du miroir" (LACAN, 1956-1957).

L'investissement de son corps par sa mère, et ce, dès les premiers contacts qui sont d'abord corporels mais aussi langagiers, est la base sur laquelle l'enfant va pouvoir progressivement construire son narcissisme, origine de "l'estime de soi" nécessaire aux apprentissages. La qualité de ces soins va permettre à l'enfant d'investir son corps à son tour. Lorsque la mère a mal ou insuffisamment investi le corps de son bébé, un manque primordial se constitue.

Quelque chose de cet ordre s'était peut-être passé pour Daniel , un garçon de huit ans pour lequel une rééducation avait été engagée. Une légère déformation de la paupière gauche faisait que l'oeil correspondant était toujours à demi fermé. Daniel exprimait à sa mère sa souffrance et son impossibilité de rencontrer son image dans le miroir. Il refusait de même toute représentation graphique de lui-même. La mère, rencontrée à plusieurs reprises, tout en renvoyant à son fils le caractère minime de ce "handicap", marquait dans ses propos sa gêne et sa souffrance personnelles d'avoir fait un fils "avec un défaut"...

L'enfant se voit dans le miroir, et son regard va de l'image de sa mère au visage de celle-ci. Cette dernière le nomme en lui affirmant que c'est bien lui, dans l'image. L'image du miroir, par l'intermédiaire du regard et de la nomination par l'autre, vient confirmer le jeune enfant dans son existence propre et marquer à la fois son aliénation dans son image et son autonomie corporelle vis-à-vis de l'autre. ‘ "Cette image est le support de l'identification primaire de l'enfant à son semblable, et constitue le point inaugural de l'aliénation du sujet dans la capture imaginaire. Elle sera la souche des identifications secondaires où le "Je" s'objective dans son rapport à la culture et au langage par la médiation de l'autre." 451 Lorsque l'enfant rencontre son image dans le miroir, il jubile de se voir unifié, il se trouve, mais en même temps il se perd, en s'aliénant dans cette image. C'est l'assomption de la dualité aliénation/séparation, dans son premier pôle, l'aliénation. L'image du miroir, en anticipant une unité corporelle qui ne correspond pas avec une unité psychique, marque un premier grand décalage, une première division, entre ce que l'enfant est et ce qu'il voit dans le miroir.

L'image de soi fait partie de l'identité mais ne se confond pas avec elle. C'est l'expression sociale de l'identité. C'est la "colonne vertébrale" du rapport aux autres et à soi-même. C'est l'image que le sujet donne à voir, c'est l'image qu'il a de lui-même. C'est l'image dans laquelle il est aliéné dira LACAN, parce qu'elle procède directement du registre imaginaire, comme toute identification, même lorsque cette dernière a intégré des composantes du symbolique.

La phase d'illusion assiéra les bases du narcissisme primaire , ou sentiment d'avoir:

  • une continuité d'existence dans son propre corps, en l'absence de l'autre,
  • la conviction de représenter quelque chose pour l'autre, d'être unique, spécifique, d'être aimé et de pouvoir aimer. La question fondamentale du sujet devient dès lors: "Que suis-je dans le désir de l'Autre?"

L'identité repose sur le narcissisme primaire. Ce narcissisme est une forme d'investissement pulsionnel nécessaire à la vie subjective, et de ce fait est une donnée structurale du sujet.Le narcissisme primaire inaugure, par ses processus, l'ouverture du sujet au registre de l'imaginaire, la fonction imaginaire présidant ‘ " à l'investissement de l'objet comme narcissique."(LACAN). Le narcissisme primaire constituera les fondations de l'estime de soi , de la confiance en soi . Ce sont des dimensions fondamentales pour pouvoir entreprendre, pour pouvoir mobiliser en soi l'énergie et les ressources nécessaires pour entrer dans les apprentissages et pour y persévérer. ‘ "La relation narcissique au semblable est l'expérience fondamentale du développement imaginaire de l'être humain." ’ (LACAN, 1953). L'enfant, dans la construction de son "narcissisme primaire", s'identifie au semblable à lui, recherche "la mêmeté", selon l'expression de Paul RICOEUR (1990).

Des identifications imaginaires peuvent se construire sur la base de cette identification primordiale. Ce sont des recherches du semblable, du même que soi, de "doubles", comme des images de soi. Dès lors, le différent de soi est rejeté parce que trop dangereux. Le bébé ressent une agressivité intense par rapport à ce qui n'est pas lui, qu'il rejette hors de lui. C'est l'origine du mécanisme de défense de la projection.

Le narcissisme primaire contribue à la constitution de l'estime de soi et du "Moi Idéal". Comment définit-on le "Moi idéal" ? En tant "qu'excroissance" du Moi, le Moi Idéal, élaboré à partir de l'image du corps dans le miroir, est, selon la théorie psychanalytique, l'idée que l'on se fait de soi sur un mode imaginaire, marqué par la toute puissance et la mégalomanie: "Quand je serai grand, je me marierai avec maman" , ou "j'achèterai..." (tous les objets qui existent). C'est la première ébauche du moi investie libidinalement. L'enfant est à lui-même son propre idéal. La constitution et le maintien de l'estime de soi chez l'enfant, sont liés d'une part à ce qu'il perçoit de l'investissement de lui-même par son entourage, et d'autre part, à la réussite de ses premières expériences, de ses premières activités, de ses premiers apprentissages. Ne pas permettre à un enfant d'être actif dans ses expériences, dans ses relations, ne pas lui permettre d'avoir des initiatives, c'est créer un obstacle majeur dans son organisation narcissique. La distance entre le Moi Idéal et le Moi, est importante pour le devenir du sujet. Il est d'une grande importance que les parents ou le sujet lui-même ne mettent pas la barre trop haut dans la définition du Moi Idéal. Il est important également que l'on ne culpabilise pas l'enfant pour ce qu'il est, ou, au contraire, que l'on ne le survalorise pas par des compliments hors proportion.

Des expériences de souffrance prolongée, souffrance due à un malaise physique ou à une réponse qui tarde trop de la part de la mère, ou à une réponse toujours "à côté", peuvent être à l'origine pour l'enfant d'atteintes narcissiques importantes. Une "angoisse catastrophique" (BION) peut submerger l'enfant dont la psyché se trouve alors envahie d'éprouvés non symbolisables ("éléments Béta"). Peuvent être altérées sa perception de la continuité de son existence, et la confiance qu'il peut porter à son entourage.

L'enfant, lorsqu'il n'a pas bénéficié des conditions de sécurité et de continuité des soins de la part de la mère, n'a pu élaborer un narcissisme suffisamment bon, lequel repose sur la conviction de la continuité de son existence. Cet enfant n'est pas armé psychiquement, sa sécurité de base n'est pas assez établie pour affronter les contradictions, les conflits inévitables au sein d'un groupe. Le groupe-classe est vécu comme trop dangereux pour lui. Il s'y replie dans ses défenses comme dans une carapace, ou bien y exprime sa peur sous une forme violente, agressive. Ses tentatives d'entrer en contact avec les autres, lorsqu'il y en a, sont marquées par cette peur et avortent. L'agitation motrice désordonnée, sans objet, en est une des manifestations les plus couramment observées. On voit cet enfant frapper les autres, tourner autour de leurs jeux dans la cour de récréation sans pouvoir s'y intégrer, et en fin de compte, être toujours chassé des jeux ou frappé à son tour. C'est ce qui se passe pour Alex ou Benoît. Ou bien l'enfant peut se créer pour lui-même des rites à connotation obsessionnelle qui ont pour fonction de le protéger d'une angoisse trop forte qui risque de le submerger. Il tente alors d'éviter tout imprévu, toute surprise, en multipliant les précautions, en multipliant des défenses.

A l'inverse, un investissement trop intense de son bébé par la mère, peut contribuer à développer chez celui-ci une grande fragilité. Convaincu de son omnipotence au sein de la symbiose maternelle, l'enfant peut refuser tout apprentissage, toute intrusion extérieure dans une relation imaginaire dans laquelle il règne en maître, mais dans laquelle il ne peut se vivre comme défaillant, manquant. Il se révèle très vulnérable, très fragilisé dans un autre contexte, celui du groupe et des contraintes scolaires par exemple. ‘ "Le moindre manque représente une menace redoutable" ’ (MARCELLI, 1992). Des difficultés du côté du narcissisme, atteignent les capacités d'apprendre du sujet. L'enfant a beaucoup de mal à apprendre, car apprendre ‘ "présuppose qu'on a accepté une défaillance préalable, que l'apprentissage aura précisément pour but de combler" ’ (id.).

Roland , en grande section d'école maternelle, a été signalé au réseau d'aides, par la maîtresse, pour son refus de tout travail, de toute règle du groupe, par son opposition systématique à l'adulte. Enfant unique et très choyé, sa problématique semble tourner autour de ce refus de changer de statut à l'école et de perdre l'omnipotence qui est la sienne dans le milieu familial.

L'enfant s'enferme dans la dépendance ou la solitude, et tente de cacher ses failles narcissiques. Un enfant narcissiquement fragile ou dont le narcissisme a été blessé, compense souvent la perte d'estime de soi par une survalorisation du Moi Idéal, dans un refuge imaginaire de toute puissance, d'omnipotence, de refus de la réalité, de refus de ses propres limites, de refus d'apprendre. "Je sais", dit-il. Ou bien, il s'enfonce dans la dépréciation de soi, dans la résignation, dans la démission. Position de toute puissance, ou position d'impuissance, mettent en échec l'enfant et son entourage.

L'aliénation, au sens psychanalytique du terme, ne peut perdurer, sous peine de risquer de devenir pathologique. Rester dans l'aliénation, rester dans le désir de l'Autre, revient à renoncer à devenir un sujet autonome, séparé, capable d'un désir qui lui est propre. Le narcissisme primaire à caractère fusionnel doit faire place au narcissisme secondaire , qui est reconnaissance de l'autre, reconnaissance par l'autre. Le narcissisme secondaire ne peut se construire que sur fond de séparation, après intervention du registre symbolique.

Notes
451.

Roland CHEMAMA (1993).