Un manque , né d'un besoin non satisfait, un écart entre la demande de l'enfant et la réponse obtenue, constituent une mise en tension du psychisme, et viennent faire séparation . Cet écart signe l'entrée dans la crise (KAES, 1979). Le conflit ouvre l'espace à la demande (LACAN) 452 . Le manque est redoublé par la "non réponse", ou la réponse non satisfaisante, non comblante, à la demande, puisque cette demande est demande d'amour, demande de signifiants qui pourraient définir le sujet (LACAN). C'est ce qui permet que se constitue le désir (à condition que l'attente reste dans des limites supportables). L'enfant fait ainsi, par sa demande, exister ce que Jacques LACAN a nommé le ‘ "Grand Autre", "lieu d'une parole qui fait présence-absence, soit celle de l'Autre symbolique auquel le sujet peut adresser fondamentalement sa demande" ’ (LEFORT, 1995, p. 9). L'enfant réalise qu'il n'est pas tout pour sa mère, qu'il ne peut la combler. Il recherche alors la faille par laquelle il pourrait se loger dans le discours de l'Autre. Il découvre le manque fondamental de sa mère (le manque de phallus, selon LACAN). ‘ "A quel moment le sujet découvre-t-il ce manque? Quand et comment fait-il cette découverte? à partir de laquelle il se trouvera engagé à venir lui-même s'y substituer, c'est-à-dire à choisir une autre voie dans la retrouvaille de l'objet d'amour qui se dérobe en lui apportant lui-même son propre manque." ’ (LACAN, 1956-1957, p. 176).Il est nécessaire de distinguer d'une façon tranchée, ‘ "le désir ’ ‘ pour ’ ‘ la mère, du désir ’ ‘ de ’ ‘ la mère. L'importance accordée au désir de la mère oblige à rejeter la conception d'un complexe d'Oedipe qui se fonderait sur un désir primordial ’ ‘ pour ’ ‘ la mère." ’( MARIN, 1995, p. 70). L'auteur poursuit: ‘ "ce que l'enfant veut satisfaire n'est pas sa mère, mais bien son désir de phallus ’ " (id., p. 72). Il s'agit pour l'enfant d'être le phallus, pour répondre au désir d'une mère qui n'est plus toute puissante, parce que privée de phallus. Le narcissisme de l'enfant tente ainsi de répondre aux idéaux de l'Autre.L'enfant va venir loger son "manque à être" dans le manque de l'Autre, cherchant à le combler (LACAN).
Cependant, le manque de la mère, et la découverte par l'enfant qu'il ne réussit pas à la combler, qu'il ne peut être le phallus de sa mère, renvoie l'enfant à sa propre impuissance. ‘ "Le désir procède de la castration, non pas parce qu'elle livrerait l'objet du désir, mais parce qu'elle offre une place vide pour "l'objet ’ ‘ dans le désir ’ 453 " (MARIN, 1995, p. 73). Lorsque la fonction symbolique du père, "la métaphore paternelle" (LACAN), fait effet de séparation entre la mère et l'enfant et installe la triangulation oedipienne, cet enfant peut alors affronter son propre "manque à être" et exister en tant que sujet séparé. L'enfant peut renoncer à être le phallus, il peut en faire le deuil. N'importe quel objet peut venir occuper la place laissée vide. Un déplacement s'effectue qui ‘ "reporte le manque à être au rang d'un manque à avoir" ’ (MARIN, 1995, p. 73). Le fantasme va pouvoir venir s'y loger. ‘ "L'objet du fantasme, image et pathos, est cet autre qui prend la place de ce dont le sujet est privé symboliquement. C'est en cela que l'objet imaginaire se trouve en position de condenser sur soi les vertus ou la dimension de l'être, de devenir ce véritable leurre de l'être..." ’ (LACAN, 1959, p. 11).
Dans sa quête d'identification, l'enfant ne trouve pas dans l'Autre du langage, un signifiant qui lui donne une identité. Lorsqu'il pose la question: "Si je mourais, qu'est-ce que cela ferait à l'Autre?", ou bien : "L'Autre peut-il me perdre?", il tente de repérer chez l'Autre ce qu'il est, et parvient à s'imaginer séparé. La découverte de ces manques et de ces défaillances maternels, la prise de conscience par l'enfant, de l'écart entre ce qu'il croyait être et ce qu'il est, entre ce qu'il pensait pouvoir faire et ce qu'il peut faire, inaugurent une phase de désillusion (WINNICOTT, 1971), période tout aussi nécessaire que la phase d'illusion. C'est cependant une période difficile à vivre, porteuse de tensions, période d'errance, pendant laquelle l'enfant perd ses premiers repères.
Si penser, c'est différencier, séparer, c'est tenter d'organiser le chaos, c'est pouvoir se situer et se comprendre dans le monde et dans ses relations aux autres, ces premières séparations, inaugurent pour l'enfant les processus de pensée. L'enfant se dresse face aux modèles parentaux et tente d'affirmer sa propre identité. Long processus dont les élaborations seront remaniées à maintes reprises, et en particulier à l'adolescence. Pour ce faire, l'enfant s'oppose, met en question, puis met en doute, ce que lui demandent ou lui proposent ses parents. Il conteste les modèles et les idéaux parentaux. La phase de désillusion (WINNICOTT, 1971), ou période intermédiaire (KAES, 1979) , est une période de crise, d'isolement, (KAES, id.) . C'est une phase pendant laquelle l'enfant connaît les premières séparations, des déliaisons, des clivages, des atteintes narcissiques. C'est une période de doute de soi-même et de mise en doute, de deuil des premières identifications; une période éventuellement de dépréciation et de dépression. Elle marque une hésitation entre impuissance, perdition, fuite du conflit, évacuation, refoulement, ou son élaboration. Cependant, cette phase est nécessaire. Tout lien (social, culturel, d'apprentissage...) se constitue à partir d'une séparation préalable.
L'écart, la tension, générés par cette séparation, par le manque éprouvé, par rapport à un premier lien établi préalablement, sont des conditions nécessaires, mais non suffisantes, à l'élaboration de l'identité. On retrouve l'écart et le manque, comme conditions de tout processus créatif, conditions dont nous en avons souligné l'importance en ce qui concerne l'émergence du désir. ‘ "L'élaboration des expériences de la rupture est l'expérience princeps, inaugurale et constitutive de l'humain. ’ " (KAES, 1979). Toute nouvelle expérience de rupture ravivera pour le sujet le vécu des premières séparations et la manière dont il les a élaborées. ‘ "La première épreuve de séparation que vit l'enfant, nous n'en finissons jamais de la rejouer tout au long de notre existence" ’, rappelle Mireille CIFALI (1994, p. 155). La séparation dans la réalité, que représente pour l'enfant l'entrée à l'école, son entrée dans les apprentissages et dans le monde social de l'école, ravivera ces premières expériences et ne pourra réellement être élaborée et dépassée que si une première séparation symbolique assumée, s'est faite pour lui au sein de la famille. La mère "trop comblante" 454 , qui laisse à son enfant l'illusion qu'il est tout pour elle, celle qui prévient ses moindres désirs avant même qu'il puisse les ressentir et les formuler, celle qui "bouche" sa propre faille narcissique avec ce que représente cet enfant pour elle, celle qui colmate avec l'enfant la brèche née de l'échec de son couple, celle qui attend que l'enfant accomplisse les rêves qu'elle n'a pu réaliser elle-même..., retiennent à leur manière leur enfant dans une relation symbiotique, entravant son processus d'autonomisation, son "grandir". Un écart irréductible est constitué entre l'enfant de la réalité et "l'enfant merveilleux" (LECLAIRE, 1975), l'enfant idéal. Les parents doivent faire le deuil de cet "enfant merveilleux", pour permettre à l'enfant de la réalité, d'exister tel qu'il est. Les attentes parentales excessives mettent en échec, d'emblée, l'enfant de la réalité.
Cette phase de désillusion est difficile à vivre pour le sujet. Elle est source de souffrance, mais elle constitue un passage obligé pour construire une nouvelle position subjective en tant que sujet séparé. Il n'est pas possible de passer d'une phase d'illusion symbiotique, fondement même de la première existence au monde, à une construction de liens culturels et sociaux symbolisés, sans passer par cette phase de doute, de remise en question, de "tâtonnement expérimental" de sa vie et de son identité.
Ce que nous avons analysé dans ce chapitre, aux points 2-3 et 2-4.
Souligné par nous.
Rappelons que "le rôle de la mère" peut aussi être tenu par un père particulièrement "maternant".