L'entretien avec le maître m'avait alertée sur la "dispersion" de la fillette, sur sa grande difficulté à se concentrer sur une activité. Il s'inquiétait de ses difficultés d'investissement des apprentissages. Ismène n'était toujours pas "entrée" dans la lecture au mois de mai, même si elle avait réalisé quelques acquis. L'enseignant avait évoqué des "vols" répétés, à l'école ou dans les magasins.
La mère, rencontrée, avait parlé de sa maladie, occasionnée par "un fragment de placenta" resté dans l'utérus après un accouchement, trois ans auparavant. Ismène avait pu verbaliser son angoisse quant à la santé de sa mère, angoisse que rien ne parvenait à rassurer. Cette mère était-elle fatiguée ou d'une nature particulièrement dolente? Il était en effet difficile de la croire, à la voir, complètement rétablie...Pourtant, elle se disait guérie, et un garçon était né depuis. La mère avait raconté la difficile séparation de la famille, pendant une année, lors de son hospitalisation, alors qu'Ismène avait entre quatre et cinq ans. La grand mère maternelle était très malade, en dialyse. La question de la mort restait présente dans la famille. Les relations mère-fille apparaissaient très conflictuelles, Ismène "attendant les cris de sa mère pour obéir".
Pendant l'entretien, Ismène s'était peu à peu rapprochée de sa mère, lui caressant la main, puis le bras, et posant enfin sa tête sur la poitrine de celle-ci.
Nous avons relaté comment 476 , dans un premier temps, Ismène avait refusé ces rencontres. Elle est donc venue me rencontrer, quelques temps après, à sa demande. Son engagement ensuite, dans la relation, a été important.
Lors de la première rencontre avec Ismène, je lui explique les règles de fonctionnement, le cadre de ces séances, comme à tous les enfants.
La salle de rééducation de cette école ne remplit pas toutes les conditions d'écart nécessaire par rapport à la vie des classes. C'est un ancien "cagibi" qui m'a été réaffecté; certains, dans l'école le nomment "le placard", car cette petite pièce étroite remplissait cette fonction auparavant. Une porte sépare cette pièce de la classe voisine, et n'offre aucune protection sonore. C'est d'abord une gêne pour Ismène, car elle sait, et me dit que sa soeur est élève de cette classe, et elle s'efforce d'écouter ce qui se dit. Mais c'est aussi l'occasion pour elle de parler de sa soeur et de déclarer: "Elle est jolie ma soeur", tout en ajoutant: "Moi, je suis moche". Elle renchérit alors: "Ma mère, elle est jolie, je l'aime", avec un grand geste des bras qui s'écartent, et une voix qui augmente de volume.
Avec de la pâte à modeler, elle fait alors "des petits gâteaux" et écrit une lettre de son nom sur chacun. Je me souviens alors qu'elle avait fait sensiblement la même chose lors de l'entretien avec sa mère. Elle choisit ensuite de jouer aux "petits chevaux", et, tout en connaissant les règles, tente de tricher à plusieurs reprises, lançant les dés deux fois de suite lorsque le chiffre obtenu ne lui convient pas. Elle dessine enfin "une princesse. C'est ma maman". Puis elle écrit "maman" dans un phylactère. "Maman se promène. Elle fait la danse. Elle s'appellerait Bahia. Elle est tranquille. Elle a des yeux bleus, elle est amoureuse". (Sa maman a les yeux très noirs en réalité). Puis elle chantonne "Nous, on garde le secret...on dit pas, à personne..., tra la la lère...", reprenant ainsi la règle de discrétion de ma part annoncée au début, (et voulant, sans doute, s'en assurer?)Elle me menace alors avec le doigt: "Si tu dis!!..." Elle dessine alors le soleil qui "va bientôt toucher le château".
Avant de partir, Ismène veut emporter son dessin, alors que j'avais explicité comme règle que "tout ce qui se fait ici, c'est pour se parler, c'est une parole dite entre nous, alors on n'accroche pas les dessins au mur et on ne les emporte pas. Ils restent dans la pochette à ton nom, que je conserve et à laquelle personne n'a accès." Dans ce contexte, cette "pochette" devient " un objet tiers " entre le rééducateur et l'enfant. Cette règle est variable selon les rééducateurs, puisque l'on peut considérer que son dessin appartient à l'enfant. On peut aussi penser qu'il appartient, comme les constructions et autres élaborations, au dedans du lieu rééducatif, à une relation à un moment précis, dans une intention et dans un contexte précis, et que l'emporter, c'est risquer de le voir transformé, interprété autrement, c'est aussi risquer de figer quelque chose, davantage que par la parole qui raconte, si l'enfant souhaite raconter...Toujours est-il que j'avais posé cette règle. Ismène, en tentant de la détourner, a peut-être cherché à en vérifier la solidité, la stabilité. Elle veut aussi emporter une feuille blanche, dernière tentative pour dévoyer la règle, pour faire jouer les limites, le "dedans" et le "dehors", et pour éprouver par la même occasion la "fermeture" du "dedans", sa capacité à conserver, à contenir, à "ne pas fuir"...La plupart des enfants "testent" ainsi les règles, le cadre, que l'adulte a posées. Peuvent-ils faire confiance? Leur sécurité est-elle assurée? Certains ont eu des preuves, nombreuses parfois, qu'il ne faut pas se fier à la parole de l'adulte. Il est normal de se méfier avant de confier quelque chose de soi, si peu soit-il.
Lors de la séance suivante, Ismène s'enquerra des autres enfants qui viennent travailler avec moi. "Et Jimmy, il vient aussi?" La plupart des enfants, à un moment ou à un autre, veulent savoir qui vient, ce qu'ils font, "Alex, il fait comme moi?" demandera Denis. On peut, sans grand risque de se tromper, avancer que cette question marque leur investissement dans la relation, et surtout l'apparition des phénomènes transférentiels, processus que nous évoquerons, dans les effets qu'ils peuvent avoir dans les élaborations de l'enfant. Elle affirme également m'avoir attendue, c'est-à-dire avoir repéré le jour de notre rencontre. "Je savais que tu viendrais!" Ce repérage dans le temps, à partir du moment des séances, repérage qui s'effectue chez la plupart des enfants, même les plus jeunes, à travers le transfert qui s'instaure, peut déjà être considéré, semble-t-il, comme le travail d'élaboration de la séparation, du manque, de l'attente, de l'anticipation.
Lors de cette deuxième séance, Ismène touche à tout, ne se fixe à aucune activité. Je lui demande alors de choisir quelque chose. Elle prend des petits animaux en matière plastique, une maman cochon qui allaite quatre petits: "Ma maman aussi elle en a quatre" (enfants). Elle reprendra le fait "qu'elle est moche", que rien ne lui plaît, dans sa personne. A partir des animaux, elle construit une histoire un peu décousue qui se passe au Maroc. Il y a deux soeurs cochons, des ânes, et des handicapés (?) qui regardent. Malgré ma question, je ne saurai rien de plus des "handicapés"... "La grand mère regarde les animaux. Aziz regarde la télé, puis il part avec sa fiancée. Ils vont se marier." Elle prend alors le personnage masculin et le place rapidement sur la tête du personnage féminin et le repose aussitôt. Je lui demande ce qui se passe. "Rien, rien..", dit-elle, gênée... Puis elle déclare, "J'ai plus envie..."
Elle demande alors à faire un dessin, et choisit de faire mon portrait. "Tu as une très grande robe" (Elle a commencé ses deux personnages féminins (sa mère et "moi") par la robe. Son coloriage dépasse le trait: "La couturière s'est trompée!" "Tu es dans une maison, ...tous les vendredis tu viens me voir?...tu as les yeux comment? (elle regarde) et tes cheveux? Je vais pas te les faire marron, mais jaunes. Je vais te faire quand t'étais jeune!...T'avais un "collier de coeur"? (en forme de coeur, veut-elle dire)...des manches comme une princesse... (Elle compte les cinq doigts lorsqu'elle dessine)...Je vais t'arranger... (!!!)...le rouge à lèvres...le nez...et du vernis (sur les ongles)". Elle dessine de grandes boucles d'oreilles, puis écrit mon nom dans un phylactère. (Il faut noter que je ne porte pas de bijoux, que je n'ai ni rouge à lèvres, ni vernis... elle m'a donc "arrangée", en effet...)
Lors de la séance suivante, elle raconte que deux garçons lui ont baissé la culotte et que le maître les a grondés. Qu'a-t-elle fait? "Je leur ai foutu un coup de pied dans la zigounette...ça fait mal, ils sont partis à cloche-pied..."
Avec les petits personnages, elle construira une histoire de fermier, puis dessinera un lit. Elle dit dormir dans un grand lit avec sa soeur et son frère âgé de trois ans. Elle voudra écrire le mot "lit" en pâte à modeler. Elle écrit d'abord "LIE", puis me demandera mon aide: "Il y a un "e"?"
La quatrième séance n'apporte rien de sensiblement nouveau.
Lors de la cinquième séance, elle dessine "Une princesse qui a dit à sa maman: - Est-ce que je peux me marier? Et sa maman lui dit non." A sa demande, j'écris l'histoire en haut du dessin.
Nous possédions de nombreux éléments pour une indication de rééducation, et le travail était déjà vraiment engagé avec Ismène. Il devenait nécessaire de marquer la scansion de fin des séances préliminaires et de début de rééducation. Je lui ai donc posé la question de sa décision et lui ai demandé d'en parler à ses parents avant la séance suivante, stratégie que j'ai adoptée avec tous les enfants. Je lui demandais de réserver pendant une semaine, et après l'échange avec ses parents, la réponse positive qu'elle voulait me donner aussitôt.
Chapitre VI, point 9.