1-3- Denis accepte le partage du lieu rééducatif, et entre dans une relation symbolisée.

Castration symbolique par le cadre, comme effet de "dé-symbiotisation" de la relation.

Le partage du matériel, de l’espace et de la personne du rééducateur, est présent d’emblée dans la relation, même si l’enfant “refuse” en quelque sorte de le voir. Lors de l'analyse que nous avons réalisée de l'instauration du transfert dans la relation rééducative, nous avions rapporté les demandes des enfants par rapport aux autres enfants. Ce partage est intervention du principe de réalité, et ouvre au symbolique. Accepter que “d’autres enfants” viennent partager ce lieu, c’est admettre que l’on n’est pas tout pour le rééducateur, comme il a fallu admettre un jour, que l’on n’était pas tout pour la mère, même si la nostalgie de cette illusion est encore très forte pour certains enfants.

Nous avions évoqué les préoccupations de Denis au sujet d'Alex et du partage du lieu rééducatif, du matériel, du temps de la rééducatrice 567 . Dans les rencontres avec Denis, nous ferons porter notre attention ici, sur ce qu'il exprime de ce partage. Rappelons qu'ils sont dans la même classe, ce qui explique cet intérêt particulier et cette éventuelle "rivalité" 568 .

Lors de notre troisième rencontre, Denis m'interroge:

- Pourquoi je viens pas avec Alex?

Je lui réponds qu'actuellement du moins, je crois préférable qu'ils viennent séparément.

D: - C'est sûr que ça m'intéresse pas trop les trucs d'Alex...Vous faites comme avec moi avec Alex?

J: - Qu'en penses-tu?

D: - Moi, c'est mes affaires, et lui, c'est ses affaires.

Denis commence la séance suivante en se plaignant d'Alex.

D- Il m'énerve, il fait le crâneur.

Denis évoque alors divers événements concernant sa semaine, puis choisit la médiation à partir de laquelle il va construire une histoire. Il opte pour les Légo.

D: - Alex, à chaque fois qu'il va me toucher à quelque chose,...je lui changerai quelque chose!...(Il parle de son éventuelle construction avec les cubes). Puis, comme s'il passait à tout autre chose, il pose cette question:

D: - On peut partager 12? Il compte sur ses doigts, continue de parler, tout en construisant "un hélicoptère", et commence l'élaboration d'une histoire, dans lequel il met en scène "son cousin" et lui-même, sous la forme de deux personnages du matériel, qu'il choisit. Un accident survient. On l'emmène à l'hôpital.

Il construit alors une maison en pâte à modeler, et y fait figurer "l'armoire à pharmacie". Puis il met en scène un dialogue imaginaire, dans lequel il animera des personnages choisis dans le matériel 569 .

D: - Au secours, aide-moi!!!

(Je ne comprends pas qui parle).

J'aimerais pas recevoir des coups... (En aparté, il s'adresse à moi): J'ai pris un coup de ceinture dans la tête avec du fer.. C'est mon frère en s'amusant. Il l'a pas fait exprès, il se rend pas compte...

D: - Il faut quelqu'un dans ma maison. Je vais faire ma femme.

Il y a un homme qui parle tranquille. C'est Alex. Il parle avec ma femme.

Je suis pas d'accord. Je rentre. Elle me donne une gifle. Elle me dit qu'elle m'a vue avec une femme. "Excuse-moi, ma chérie"

Alex, il a trop peur...(aparté à mon adresse) ...En plus, c'est vrai que je lui fais peur...

D:- Qu'est-ce que tu fais avec ma femme? On va discuter dans la maison. De quoi t'as parlé?

A: - De rien, Denis ...il tremble de peur... Il m'a donné un coup de poing.

(En aparté, s'adressant à moi) ...En plus, c'est vrai qu'il a peur.

L'histoire s'achève sur une bataille générale: les deux femmes entre elles, "Denis" et "Alex" également. Il est vainqueur. Les autres se sauvent.

Lors de la séance suivante (5 ème séance) il dira, en voyant la peinture que je viens d'apporter: - Faudra pas le dire à Alex qu'il y a de la peinture

J - Cela t'ennuie, s'il l'utilise?

D: - Je le connais plus que toi! Je connais bien ses habitudes!

Je ne comprends pas ce qu'il veut dire. Je lui demande si Alex est si important pour lui, puisqu'il en parle toujours. Il répond: "Je sais pas comment te dire? Dans ma voix je te le dis, mais j'arrive pas à te le dire...Des fois je suis dans la cour et il veut pas jouer avec moi."

A la suite de neuf rencontres pendant lesquelles il n'évoque plus Alex, il me demande:

D- Et Alex, qu'est-ce qu'il fait? il vient toujours?

J: - Tu le lui demanderas.

D: - Allez, s'il te plaît (d'une voix suppliante).

J: - Tu sais bien que je ne dis pas aux autres.

D: - Alors, je le lui demanderai.

Il n'a plus spécialement parlé d'Alex ensuite.

Comment pouvons-nous entendre ce qui s'est joué pour Denis, dans ces séances?

Si nous pouvons voir à l'œuvre des processus transférentiels, il apparaît qu'ils constituent pour Denis un moteur pour "re-jouer" en séance des questions, des conflits qui occupent sa pensée. Il peut les "re-présenter", les symboliser en mettant des mots, les élaborer, les dépasser peut-être, dans la sécurité et l'étayage d'un cadre qu'il semble avoir intériorisé.

Il est probable que, sous les personnages "d'Alex" et de "Denis", il représente en effet la rivalité imaginaire de deux enfants en rééducation, partageant le lieu rééducatif et la personne de la rééducatrice.

Il est possible que cette rivalité lui en rappelle une autre, inconsciente, dont il ne semble pas s'autoriser à parler en ces termes, avec un frère handicapé mental, plus jeune que lui, et violent (c'est celui qui l'a frappé avec la ceinture), qui préoccupe, et occupe, beaucoup la famille. C'est sans doute ce frère, par association d'idées, qui l'a fait passer de l'hôpital à la maison, puis à l'armoire à pharmacie. On peut émettre une autre hypothèse: que joue-t-il des conflits parentaux? Les parents sont séparés, mais la mère dit qu'ils se voient souvent, font de courtes tentatives de vie commune qui se soldent, pour l'instant, par des échecs.

La présence des apartés qui ponctuent le jeu de Denis, soulignent le fait que ce jeu m'est adressé. Il m'en fait témoin, et démontre, une fois de plus, à quel point la présence de l'autre par rapport à un jeu dans lequel il n'intervient pas en tant que partenaire, est importante. Elle démontre également que Denis, tout en jouant des choses importantes pour lui, peut se distancier par moments de ce jeu, lui conserver son caractère symbolique. Il a intériorisé, et le montre, la différence jeu/non-jeu, imaginaire et réalité, fantasme et réalité.

La décision prise par Denis de parler lui-même à Alex, montre, peut-être, qu'il a compris et intériorisé, cette fois, les limites que je ne dépasserai pas, et les garanties que j'offre à chacun. Elle peut être le signe également qu'il peut être autonome et se prendre en charge, capable d'initiatives.

L’enfant est sensible à l’argument, et à la constatation qu’il peut en faire surtout, que, lorsqu’il est là, en séance, “il n’y a que lui qui compte”. L’écoute du rééducateur, le choix des activités en fonction de ses besoins propres, le sentiment partagé d’un moment de rencontre singulière, peuvent parvenir à satisfaire ce besoin fondamental d’être unique, présent chez tous les enfants, comme en attestent les questions qui arrivent toujours en début de relation, concernant la présence d’autres enfants, ce qu’ils disent ou ce qu’ils font. La castration de l'imaginaire, la "dé-symbiotisation" de la relation 570 ne peut être faite que dans l'ordre de la parole, c'est-à-dire du symbolique. Il semble que Denis y soit parvenu.

Le registre symbolique est marqué des processus secondaires, dont une des caractéristiques est le principe de réalité, qui a partie liée avec les catégories des différences, des limites. La fonction structurante du cadre, est l'intériorisation de ce cadre par l'enfant, qui l'utilise pour se construire. Elle condense plusieurs fonctions.

Un épisode du processus rééducatif d'Ismène, en apporte ici un exemple.

Notes
567.

Chapitre X, introduction.

568.

Comme précédemment, dans la restitution du dialogue, "D" sera Denis, "J", la rééducatrice.

569.

Le "personnage" d'Alex sera "A".

570.

Ce terme est utilisé par BLEGER IN René KAES et coll. (1979), p. 270.