2-2- Lucien, en éprouvant la capacité de la rééducatrice à tenir la fonction contenante et la fonction conteneur, construit sa confiance dans le cadre, et investit positivement la rééducation.

Brèche dans une fonction "idéalement contenante".

Les "démons" du sujet peuvent s'y engouffrer.

Fiabilité du cadre psychique apporté par l'adulte.

Tout enfant a besoin, pour se construire, de connaître les limites de l'adulte et s'il croit à ce qu'il dit. Pour m'engager avec quelqu'un dans un travail qui va m'impliquer au plus au point, puisqu'on me propose dans ce lieu et ce temps rééducatif de représenter ce qui m'empêche d'être bien où je suis, c'est-à-dire à l'école, et de parler de ce qui encombre ma pensée, j'ai besoin de savoir jusqu'où je peux aller et à qui j'ai affaire, à qui je m'adresse. Pour éprouver le cadre, la mise en acte est plus efficace que la verbalisation qui peut en être faite. La mise à l'épreuve du cadre, si elle peut être opérante, n'en est pas moins, dans la plupart des cas, involontaire, inconsciente.

Lucien, neuf ans, élève de Cours élémentaire 2ème année, a commencé sa rééducation début novembre. Très rêveur, il était en échec scolaire massif, et ne s'intéressait pas aux activités scolaires. Il s'exprimait peu, et d'une manière laconique. Le père agriculteur, avait déclaré, à propos des difficultés de son fils: "Je ne suis pas au courant". Il avait autorisé la rééducation "parce que le maître l'avait demandé". Lucien disait qu'il "savait lire, mais pas écrire les mots". En réalité, il déchiffrait, mais ne donnait pas de sens à ce qu'il lisait. Son maître, lors de la demande d'aide, le décrit: "il ne tient pas compte des explications données, et refuse de reconnaître ses erreurs. Il ne semble pas conscient de l'ampleur de ses difficultés". A propos du travail scolaire, Lucien me dira: "Moi, ça rentre, ça sort." Réfugié dans des mécanismes de défense très rigides, il semblait avoir accepté la rééducation, sans grande conviction.

Lucien semblait avoir peu investi le lieu rééducatif. Par notre contrat, il avait été convenu qu'il viendrait seul en séance. Il arrivait systématiquement en retard ou bien oubliait de venir. J'ai appris un jour que, c'était un garçon de sa classe, "rééduquant" lui aussi, qui lui rappelait l'heure, s'étant donné, sans doute, cette "mission".

Dans ce contexte difficile, comment se passaient nos rencontres? La plupart du temps, Lucien marmonnait, comme s'il acceptait de parler, à contrecœur, sans vouloir communiquer. J'ai pu, cependant, par mes sollicitations, apprendre qu'il aimait la mécanique, la nature, les animaux ("il ne se sentait bien", d'ailleurs, "qu'avec eux"). Il a évoqué, d'une manière laconique, un conflit permanent avec son père. "On ne se parle pas beaucoup". Il comptait reprendre le travail de l'exploitation agricole et donc, "il n'avait pas besoin de travailler à l'école pour cela", disait-il. Les arguments contradictoires, du côté de la réalité, que je pouvais lui présenter face à cette conviction, ne semblaient pas le toucher. Lorsque j'ai abordé la question des retards et des oublis de séances de rééducation, Lucien a répondu qu'il n'a "pas envie de venir à l'école". Je me suis interrogée aarrs sur le devenir de notre travail, sur mon propre désir de travailler avec ce garçon, et sur la possibilité d'une position nette de ma part. Je projetais de lui exprimer mon impossibilité de continuer à être sa rééducatrice dans ces conditions. Le respecter dans ce qui me paraissait être un refus non exprimé de sa part, lui permettre de le dire, à ce moment-là, me semblait-il, pouvait être la seule aide en mon pouvoir. Je me proposais, lors de notre huitième rencontre, et selon ce qui se passerait dans cette séance, d'entrer dans la logique du garçon, en lui posant la question de sa responsabilité et de son choix de venir, ou non, en rééducation.

Lorsque Lucien arrive, il marmonne. Je lui demande d'articuler, car je ne comprends pas ce qu'il dit. Il se met alors à crier 576 :

L- Si j'ai pas envie de parler?

Je lui rappelle l'objet de nos rencontres, mais que, s'il ne souhaite pas parler avec des mots, je peux l'admettre. Il peut dessiner, ce sera aussi une manière de se parler.

Il prend un petit personnage et commence à en dessiner le corps, en en traçant le contour sur une feuille. Puis: - Non, j'ai pas envie, ça m'intéresse pas le bonhomme.

Je lui demande s'il a une autre idée? Non, il n'en a pas. Il me voit alors écrire sur ma feuille: "Qu'est-ce que vous faites-là?"

(Je lui explique)

L- Alors, écrivez que je suis au chômage.

Il reprend son dessin, lui ajoute une tête.

J- Qui est ce personnage?

L- Je sais pas,...c'est vous!...

Il prend alors un plaisir évident à barrer le personnage, rageusement, et il commente

L- Le massacre...des trous de mitraillette, on coupe la main à la tronçonneuse; un couteau dans le cœur, du sang...

J'interviens alors pour écrire sur son dessin: "tête de la rééducatrice", "main", comme une légende de dessin scientifique. Interloqué, il ralentit son geste. Je lui demande de trouver un titre à son œuvre. S'il le veut bien, je l'écrirai.

L- "Massacre à la tronçonneuse...c'est moi qui l'écrit".

Il est soudain apaisé, et me demande l'orthographe de certains mots. Il se reprend quand il y a trop d'erreurs. Il ajoute quelques dessins: le couteau, la tronçonneuse, et écrit le nom à côté, comme je l'ai fait, comme une légende.

Illustration : Massacre à la tronçonneuse.
Illustration : Massacre à la tronçonneuse.

Comment pouvons-nous "lire" ce qui s'est passé?

Notes
576.

Pour plus de lisibilité dans le dialogue, Lucien sera "L", la rééducatrice "J".