2-3- "Pouce!...ce n'est plus du jeu!" Double rupture dans le cadre rééducatif, et changement de place de Marie-Ange.

Changements de place, et acte rééducatif.

Toute séparation, toute fin, même si elle est prévue, annoncée, demande un travail d'élaboration, une mise en mots, afin que cette séparation soit symbolisée, constructive, structurante, intégrée par le sujet.La question se pose différemment lorsque cette séparation est imposée de l'extérieur de la relation: les parents qui interrompent brutalement la relation, un déménagement soudain...Ainsi, les séparations ont semblé s'accumuler, dans l'histoire de Marie-Ange 577 . Les aléas, les avatars administratifs, qui ont été à l'origine de la suppression d'un poste de rééducateur dans notre RASED, m'ont fait solliciter un autre poste. J'ai donc du annoncer mon départ à Marie-Ange. J'ai appris, pendant la même période, qu'un déménagement de la famille de la fillette, était prévu. La période était peu favorable, la mère de la fillette allant à nouveau très mal, mais je n'avais pas le choix .

Nous nous sommes retrouvées, après une interruption d'une semaine, due à un séjour de sa classe en montagne. A ma question et proposition, elle répondit qu'elle s uhaitait continuer à être aidée. Il est normal et nécessaire, je pense, de proposer à l'autre de continuer à être aidé, s'il le souhaite. On peut transmettre un dossier, parler "d'un cas" avec celui qui est censé poursuivre le travail. On peut envisager de reprendre les choses où elles en étaient, ou presque, dans un registre cognitif. Cependant, au niveau du transfert, rien ne peut se reprendre, se poursuivre, puisque ce qui est en jeu, c'est une rencontre entre des personnes. Toute idée de "poursuite" du travail" est illusoire à ce niveau. Tout est toujours à reprendre. Une nouvelle relation doit tenter de s'inaugurer, forcément "autre"; avec le risque que l'enfant refuse d'entrer dans une nouvelle relation, et ceci d'autant plus que le transfert était important avec la personne précédente.

Lors de la séance suivante, qui est notre avant-dernière rencontre, lorsque je vais la chercher à l'école, elle refuse de venir. Alors que, dans les premiers temps de notre relation, je n'insistais pas toujours pour l'emmener, ressentant chez elle une certaine angoisse à quitter sa classe, cette fois, je maintiens fermement ma position, croyant entrevoir un petit sourire, et une position possible de jeu de sa part. Elle s'enferme cependant dans son refus, s'arc-boutant. J'ai le sentiment très net alors qu'elle ne peut sortir de ce rôle qu'elle vient de se donner. Je la prends donc sous mon bras, et nous sortons de la classe ainsi, puis allons au bout du couloir. J'accompagne mon geste de paroles, tentant de transformer cette "prise de pouvoir sur elle" de ma part, en jeu. Elle se laisse d'abord faire, raide comme un bout de bois, puis s'agite et commence à crier. Je lui parle toujours, et la repose à terre, mais lui impose de me donner la main sur le trajet. Elle crie dans la rue. Je continue à lui parler et en particulier de sa colère.

Dans la salle, elle reste debout, les mains derrière le dos, me tournant elle-même le dos. Je lui parle alors de mon départ, de sa colère, que je comprends, et qu'elle est en droit d'exprimer: elle pense peut-être que je l'abandonne. J'évoque les nombreux changements prévus pour elle, et lui parle de son inquiétude. Je parle de son séjour en montagne, de son rhume (je l'ai déjà mouchée plusieurs fois pendant le trajet), de la veste qu'elle n'a pas quittée...en réalité, je tente de maintenir le lien entre nous par la parole...cherchant une issue, une faille, par laquelle quelque chose d'elle pourra déverser son trop-plein...

Elle se décide alors à se mettre en mouvement, très lentement, avec une grande tension de tout le corps, tension et angoisse perceptibles alors que je ne la vois que de dos. Elle décroise d'abord les mains, fait un pas, puis deux, toujours en évitant de me regarder, et donne de grands coups de pied dans le gros ballon, lieu des "auto-calins" 578 . Je commente sa colère à la première personne "Comme je suis en colère,... ballon je ne veux plus te voir!..."Elle va lentement vers le tableau noir qui est propre, et avec de grands gestes pour "effacer" dit: "J'efface tout". J'évoque alors sa place qui était réservée en rééducation pendant son absence, le fait que je savais où elle était, qu'elle est là aujourd'hui, moi aussi, que l'on peut garder des souvenirs lorsque l'on part, et que l'on n'a pas besoin de tout effacer...

Marie-Ange trace avec des mouvements saccadés des traits en tous sens sur le tableau, puis jette une craie, puis deux au sol. Je réfrène mon premier mouvement "éducatif", de maîtrise, qui aurait consisté à tenter d'interrompre son geste, le jugeant inopportun en la circonstance, et je lui rappelle simplement qu'elle devra ranger la salle avant de partir, tentant de maintenir, en me référant au cadre, quelque chose de symbolique, dans ce qui me paraît être une confusion imaginaire ou fantasmatique actuelle (c'est, dans le cadre posé au départ, une règle qu'elle a toujours acceptée, même si cela n'a pas toujours été facile).

Elle lance les craies plus fort, le sol étant recouvert de moquette. Son geste nerveux, saccadé, impulsif, libère sans doute une certaine jouissance. Je rappelle la règle "on ne casse pas exprès". Mais, même si, j'en suis consciente, Marie-Ange "teste" les limites, jusqu'où elle pourra aller, je prends là encore ce risque, et accepte quant à moi de voir un certain nombre de craies cassées, sentant confusément que l'enjeu est beaucoup plus important que cette règle de fonctionnement, rappelant simplement qu'elle devra ranger. Toute la boîte de craies se retrouve ainsi éparpillée sur le sol. J'accompagne toujours, comme je le peux, ce passage à l'acte de la fillette, de mes paroles sur l'expression de sa colère. "Tous tes morceaux de colère sont par terre à présent...Il y en a partout, mais elle est en tous petits morceaux, ta colère à présent..." Marie-Ange, attentive soudain, sourit, apaisée. Je lui propose alors de l'aider à "ramasser les morceaux".

"Je prends cette boîte" dit-elle. "Et moi, celle-ci".

Elle s'applique alors à ramasser le moindre petit bout de craie, alors que j'évoque la difficulté éventuelle de la dame qui fera le ménage. Le rangement devient un jeu, presque une compétition à qui en ramassera le plus.

Pour partir, Marie-Ange me tend spontanément la main et la garde sur plus de la moitié du trajet. Réalisant alors, peut être, cette position incongrue pour elle, (elle ne donne jamais la main à personne), elle lâchera alors ma main, mais restera auprès de moi jusqu'à sa classe.

Que s'est-il passé?

Notes
577.

Marie-Ange est la fillette dont nous avons suivi les premiers temps des rencontres rééducatives au chapitre X.

578.

Chapitre X, point 4.