"Redonner du Jeu...", en changeant de place.
Symbolisation, métabolisation des affects. L'acte rééducatif. Changement de place de l'enfant comme effet du changement de place du rééducateur .

Même si nous pouvons toujours réfléchir dans l'après-coup à ce qui s'est passé en séance, analyser la relation, nous en distancier, au moment de la séance elle-même, nous devons agir "au jugé", dans un tâtonnement, un bricolage plus intuitif que rationnel."Nous y sommes", et nous ne pouvons penser, sous peine de ne plus y être. C'est d'ailleurs ce qui fait l'essence même de la relation, sa possible existence. Nous ne pouvons "être" à la fois , et nous "regarder être". ‘ "Là où je pense, je ne suis pas", et par conséquent, "là où je suis, je ne pense pas"... souligne Jacques LACAN (1967-1968).Ce n'est que dans l'après-coup, que nous pourrons dire si notre action a eu ou non des effets.

Il semble bien que l'approche de cette séparation, précédée d'une absence de sa part, dans le contexte de l'incertitude d'un déménagement de sa famille, a réveillé pour Marie-Ange d'autres séparations, d'autres ruptures, d'autres angoisses, antérieures et plus profondes. Il semble également que "ma prise de pouvoir" envers la fillette, ma position de maîtrise inhabituelle à son égard, a eu des effets sur elle. Il y a donc eu double rupture du cadre rééducatif, à deux niveaux. Il semble, cependant, que quelque chose a pu s'élaborer, se métaboliser, c'est-à-dire, se symboliser, se transformer.

On peut faire l'hypothèse qu'une irruption de "réel" l'a submergée. Ce réel se traduisant intrusivement en angoisse, l'a plongée d'abord dans la sidération, puis dans des "agir" pulsionnels que ma parole a tenté d'accompagner. Peut-être que mes paroles, mon incitation à en exprimer quelque chose, ma capacité à l'accueillir ainsi, ont pu permettre une première transformation de l'angoisse en ces différents "agir": des coups de pied dans le ballon puis des gribouillis au tableau exécutés à la manière d'un agir pulsionnel, enfin les craies jetées avec force à terre. Mais aussi, auparavant, une parole, terrible: "J'efface tout!"...Parole qui accompagne une action (d'effacer), action hautement symbolique me semble-t-il, et directementancrée dans le transfert de notre relation. On peut entendre qu'elle efface, ou plutôt déclare vouloir effacer notre histoire..."Acting out" ou passage à l'acte, lorsqu'elle lance les craies?

"L'acting-out, dans une recherche de la vérité, mime ce que (le sujet) ne peut dire, par défaut de symbolisation"(CHEMAMA, 1993). La personne n'y est pas sujet, elle est mue par son inconscient, elle ne sait pas ce qu'elle montre. L'agir se traduit par des comportements impulsifs, défenses contre une angoisse trop violente. Mais l'acting-out est aussi demande de symbolisation à l'autre. C'est à l'autre qu'est confié le soin de mettre des mots, ‘ car "se taire est métonymiquement un équivalent de mourir."(id.). ‘ "Durant une analyse, l'acting-out est toujours le signe que la conduite de la cure est, du fait de l'analyste, dans une impasse."(ibid.). L'acting-out peut se produire quand l'analyste se comporte en maître par exemple. C'est ce que j'ai fait par "ma prise de pouvoir" à l'école maternelle, mais de plus, je "l'abandonne". Notre relation peut bien se présenter pour elle comme une impasse. Personne ne peut vraiment interpréter l'acting-out. Par contre, le changement de place de l'aidant, une modification de son écoute, peuvent être opérants, et permettre au sujet de s'insérer à nouveau dans un discours.

Dans le passage à l'acte, qui se traduit lui aussi par un agir impulsif inconscient, le sujet "se laisse tomber" lui-même. Il est confronté, dans une identification, à ce qu'il est comme objet pour l'autre, objet que l'on peut laisser choir, que l'on peut rejeter, déchet ("objet a", dirait la théorie lacanienne). ‘ "...le sujet, tel Gribouille, apporte la réponse du manque...de sa propre perte... ’ ‘ ( LACAN, 1964, p. 239) ’ ‘ ...Le fantasme de sa mort, ou sa disparition, est le premier objet que le sujet a à mettre au jour dans cette dialectique, et il le met en effet." ’(id. p. 240). L'angoisse qui est attachée à cette confrontation est insupportable, incontrôlable, porte son poids de réel, et situe le sujet hors du fantasme. Toute symbolisation est alors impossible, l'émotion est extrême, le sujet s'offre à l'Autre incarné imaginairement, comme si cet Autre pouvait jouir de sa mort. Il n'y a pas d'interprétation possible du passage à l'acte. C'est ‘ "une demande d'amour, de reconnaissance symbolique, sur fond de désespoir"(id., p.240 ), une victoire de la pulsion de mort.

Nous ne pouvons pas ne pas évoquer l'image de ces craies jetées à terre...images d'elle-même comme objet de l'Autre, comme déchet que l'Autre rejette?

Marie-Ange n'exprime-t-elle pas ici une réponse, désespérée, à la questionprimordiale qu'elle pose depuis notre première rencontre: "Que suis-le dans le désir de l'Autre?" Ce passage d'elle-même à une représentation métaphorique par des craies ne suppose-t-il pas déjà un minimum de symbolisation, de métabolisation de la part de la fillette, un premier travail d'élaboration? Fallait-il interrompre cet agir? Marie-Ange ne se mettait pas en danger, ni ne me mettait en danger. J'ai choisi de l'accompagner par la parole, mais aussi par la manifestation d'un changement de place de ma part, par mon écoute, alors que j'avais eu en quelque sorte au début de notre rencontre, ce jour-là, une position de "maître", au sens des quatre discours décrits par LACAN (1969-1970).

Changement de place, changement de discours. Quitter la position de maîtrise et de Sujet-supposé-savoir: ("Je sais ce qui est bon pour toi Marie-Ange, j'ai décidé qu'aujourd'hui tu viendrais en rééducation" qui aurait pu se poursuivre par: "Tu ne dois pas jeter les craies par terre, tu ne dois pas casser les craies" ou bien encore: "Je n'accepte pas que tu hurles dans la rue, que les gens se posent des questions sur notre passage, que tu gardes ta veste, que tu passes ta séance à me tourner le dos, que tu donnes des coups de pied dans le ballon", etc...) a peut-être permis que la rééducatrice occupe à ce moment précis une position de "semblant d'objet a" pour l'enfant, place de l'objet de désir, place qui seule permet à l'autre de dire quelque chose de son désir. Le changement de place du rééducateur semble bien constituer une condition fondamentale de l'émergence de l'acte rééducatif:"Il y a acte parce que le rééducateur a accepté de laisser les idéaux de côté, de faire silence pour laisser être la parole de l'autre. Il y a toujours dans l'acte quelque chose qui échappe aux règles du contrat. L'acte se situe malgré la loi, en dépit du savoir."(MENARD, 1994, p.79).

Le savoir sur elle-même était restitué à Marie-Ange, et de ce fait, elle aussi changeait de discours. Quelque chose d'une béance, d'un écart étant entrouvert, un peu de réel a-t-il pu se symboliser? Marie-Ange pouvait, peut-être, passer de "l'acting-out" ou du "passage à l'acte", accompagné de jouissance mortifère, à une parole véritable. L'important, je crois, est qu'il y a eu effet de mes paroles peut-être, de mon changement de place surtout, parce qu'il était en accord avec mes paroles, et peut-être acte rééducatif, dans le sens que Augustin MENARD lui donnait à Nîmes en 1994 (p. 78): ‘ "Qu'on dise" ne tire sa certitude que de l'acte même de le dire et des effets qui en résultent. Le sujet (de l'inconscient) n'est pas dans l'acte, il y est avant, il y est après, et il en est modifié. Dans le temps même de l'acte, c'est de l'insondable profondeur de l'être qu'il s'agit soit de ce sujet inatteignable de la pulsion." ’ Quelque chose s'est dénoué, s'est débloqué, le changement de la fillette a été radical ensuite. Elle est retournée dans sa classe, apaisée, joyeuse...

Peut-on penser, à la lumière de cette séance, que Marie-Ange a pu vivre dans ce moment de notre rencontre, la possibilité d'élaborer et d'exprimer ses sentiments, non plus dans le seul registre de la frustration imaginaire, mais aussi dans un registre symbolique, passant par des actes, mais aussi des paroles, même si ces paroles lui étaient "prêtées" par la rééducatrice? Toute castration symboligène, celle qui fait avancer, qui est structurante pour le sujet, passe notamment par des actes et par la parole.