Chapitre XII.
Construire son histoire.

Le processus rééducatif de Nicolas se prête bien, nous semble-t-il, à l'analyse de ce qui se joue pour l'enfant lorsqu'il construit son "mythe individuel". Nous avons évoqué la nécessité, pour tout enfant, de construire "de petites histoires", dans un registre fantasmatique, pour donner aux problèmes qui lui paraissent insolubles, une forme acceptable pour lui. Ces "substituts acceptables" de la réalité, lui permettent de poursuivre sa route, en lui proposant, provisoirement, des solutions.

Qu'est-ce qu'un mythe? ‘ "C'est un contenu manifeste" ’ (LACAN, 1956-1957, p. 100)."Ce scénario fantasmatique se présente comme un petit drame, une geste, qui est précisément la manifestation de ce que j'appelle le mythe individuel du névrosé."(LACAN, 1953). Le matériau du mythe, surtout avec des jeunes enfants, est le matériel imaginaire issu de leurs jeux, dessins, mises en scènes. Reprenons ce que Jacques LACAN dit de la fonction de ce "mythe": ‘ " Bien que le mythe individuel ne puisse d'aucune façon être restitué à une identité avec la mythologie, un caractère leur est pourtant commun, la fonction de solution dans une situation fermée en impasse, comme celle du Petit Hans entre son père et sa mère. Le mythe individuel reproduit en petit ce caractère foncier du développement mythique, partout où nous pouvons suffisamment le saisir. Il consiste en somme à faire face à une situation impossible par l'articulation successive de toutes les formes d'impossibilité de la solution." ’ (LACAN, 1956-1957, p. 330) 610 .

Comment se repérer face aux constructions mythiques de l'enfant? Ce contenu manifeste du mythe,"il faut le mettre à l'épreuve."(LACAN 1956-1957, p. 101), afin de pouvoir repérer un quelconque progrès mythique. Il s'agit alors, martèle LACAN, de ‘ "ne pas comprendre trop tôt" ’ (id.), de se garder de plaquer du sens, notre sens, sur ce matériau. C'est l'enfant qui interprétera ses constructions mythiques à l'aide de son inconscient. ‘ "Il faut aller aux textes, savoir lire et faire de la construction." ’ (ibid., p. 309), ‘ "c'est la condition préalable à savoir traduire correctement." ’(ibid., p. 323). Cependant, ‘ "pour qu'une observation soit déchiffrable, il faut que nous commencions par l'analyser." ’ (ibid., p. 392).

Comment procéderons-nous pour l'analyse du mythe de Nicolas? Suivons les conseils méthodologiques que prodigue Jacques LACAN: ‘ "Quand les choses se reproduisent avec les mêmes éléments mais recomposés de façon différente, il faut savoir les enregistrer tels quels sans y chercher des références analogiques lointaines, des allusions à des événements antérieurs extrapolés que nous supposons chez le sujet." ’ (ibid., p. 309). Il ne s'agit donc pas de relever des symboles dits "universels", de rechercher des relations supposées de cause à effet, mais de repérer la structuration du symbolique chez le sujet à travers les signifiants qu'il répète, articule, manipule, transforme, à l'intérieur de sa propre construction. ‘ "En faisant le calcul des signes qui reviennent le plus grand nombre de fois, nous arriverons à faire des suppositions intéressantes" ’ (ibid., p. 393). Ainsi, ce travail de repérage, de déchiffrement, peut seul nous permettre de commencer à comprendre quelque chose au texte et aux transformations du texte que l'enfant est en train d'écrire, son texte, c'est à dire la manière dont il répond à la question de sa propre existence.

Nous tenterons de suivre Nicolas de cette manière, découpant dans les signifiants, recherchant les répétitions, les liens, les transformations, les prolongements, afin de tenter de saisir le développement et l'évolution de la construction réalisée par l'enfant. Seules les interprétations données à un certain moment par Nicolas, ou ce qui fait suite à une construction qui avait paru significative, peuvent infirmer ou confirmer nos hypothèses, nos propres reconstructions. Travail de fourmi, travail d'analyse, qui nous plonge au cœur des séances rééducatives de Nicolas, dans la saisie du sens des réponses que cherche et apporte un enfant à ses questions, à ce moment-là de son existence. La difficulté de l'analyse du texte de l'enfant est que les thèmes se chevauchent et ne présentent pas bien évidemment une succession temporelle logique. Un thème présent dès le départ, ou apparu un jour, repris plus tard, peut se développer véritablement beaucoup plus tard.

La démarche clinique nous contraint de restreindre le champ de nos analyses. Il nous a paru nécessaire, pour compenser cette limitation, d'étayer nos constats par une "vérification" de ce qui s'est passé, pour un autre enfant. Nous suivrons Angélique dans ses élaborations, mettant à l'épreuve la méthode d'analyse des matériaux apportés par Nicolas, dans la recherche de ce qui s'est passé pour Angélique, dans son processus rééducatif, et des effets de ce processus sur son devenir d'élève.

Notre objectif est, dans ce chapitre, à partir d'une analyse précise des productions de ces deux enfants au cours de leur processus rééducatif, de saisir ce que jouent ces enfants au cours de leurs processus rééducatifs respectifs, les enjeux et les effets de ces derniers sur leur devenir d'élève, et, parallèlement, de nous interroger sur ce qui a permis que ceci se joue, afin de pouvoir compléter nos réponses à la question: "Qu'est-ce qui est rééducatif?"

Notes
610.

Cette citation est reprise du chapitre VII, point 5-3.