"Le bébé est mort".

A 617 :- "Tu peux jouer avec moi? Tu serais la maman du bébé. Il saignerait du nez encore. Tu appellerais le docteur. Tu dirais: "J'espère qu'il va pas mourir!".

Elle est le docteur. Nous jouons son scénario. Elle m'appelle: "Venez vite, sa température, il est brûlant! Tenez-lui la tête! Il a pleuré, fait un cauchemar. Des monstres venaient lui attraper la gorge, l'étouffer."

Il faut emmener le bébé à l'hôpital.

A: - "Je peux vous dire, votre bébé, il nous entend plus, il m'entend plus. Il va mourir ou pas, je ne sais pas...Le bébé est mort...Si, si, il est mort"

Je suis donc la maman, et j'ai la poupée dans les bras. Mon propre transfert, sans doute, fait que je suis moi-même plongée dans l'émotion. Angélique est agitée, fébrile. Je mets des mots pour nous aider à dépasser ce moment, tentant de ramener au jeu, de garder à celui-ci sa place de faire-semblant et de jeu symbolique.

J: "Vous avez fait ce que vous pouviez, docteur. Merci quand même."

Elle s'écrie alors: "C'était une blague! Elle est pas morte!" Elle agite alors la poupée, lui prête sa voix, son rire. Cependant, elle partira de la séance (et moi aussi), "remuée". Elle était allée au bout de ce qu'elle préparait depuis trois séances. Nous y avions cru, l'espace d'un instant, le moment d'un transfert intense. Nous n'étions plus tout à fait à la même place ensuite. C'est en cela que nous dirons qu'il y a eu acte rééducatif , en ce moment précis de notre rencontre.

On peut faire l'hypothèse, sans doute, que, dans le transfert, Angélique m'a imposé son propre malaise. Au cours de notre première rencontre, la mère avait déclaré, à propos du bébé qu'elle attendait: "Elle m'a tout pris". Cette parole peut constituer, pour la fillette, une atteinte narcissique très forte. De quel droit a-t-elle vécu? Etait-ce au prix de la mort éventuelle de sa mère? De quel droit vit-elle, aujourd'hui? L'enfant peut faire mourir sa mère, a-t-elle entendu. Pour Angélique, un bébé c'est la mort, cela détruit. Il faut couper le ventre de la mère, pour qu'un bébé naisse. Elle ne peut supporter cette responsabilité, et elle me l'a faite vivre, dans un rapport quasiment d'accusation ou d'assignation. N'est-ce pas la mise en scène de la projection, mécanisme de défense du moi contre l'angoisse ? C'est moi, en tant que mère, qui ait manqué défaillir, au moment de l'annonce de "la mort du bébé". Angélique a connu des problèmes respiratoires à la naissance, a rapporté la mère. Elle a ajouté avoir le sentiment actuel de "l'étouffer". "Le bébé" de l'histoire étouffe.

On peut formuler une deuxième hypothèse: dans ce jeu, en même temps que catharsis à sa propre angoisse, préfigure la question qui ouvre le sujet à sa possible séparation: "Que ferait l'autre si je mourais?"

La présence permanente du sang dans les scénarios élaborés par la fillette peut-elle laisser penser à un fantasme sadique du rapport sexuel? Une autre hypothèse est apportée par la fillette elle-même: au tout début de la rencontre suivante, j'apprends par Angélique qu'elle saigne très souvent du nez, et que cela l'angoisse. Elle dit avoir peur de mourir, et qu'elle y pense quelquefois le soir.

Angélique joue des choses qui semblent très menaçantes pour elle. Les sources en sont inconscientes, ou bien reliées aux relations actuelles avec la mère. Leur représentation passe par du matériel archaïque, et l'empêche d'investir autre chose actuellement. Des fantasmes de destruction réciproque y figurent, et se répètent jusqu'à ce que quelque chose soit entendu.

La fonction du jeu est de mettre des images sur l'impensable. Il faut de plus mettre des mots sur l'informulable. Le jeu permet de passer d'une position passive à une position active , sur le modèle du "Fort-Da" qui accroche les représentations de mots, le dicible des processus secondaires, aux représentations de choses, ou images inconscientes, non verbalisées, des processus originaires, et aux fantasmes des processus primaires 618 .

La place du rééducateur dans le jeu n'est pas de "faire l'enfant", mais de se prêter au jeu ‘ "dans une posture irréductible à celle d'un jouet, autrement dit, sans céder sur son altérité". (HOCHARD, 1989, p. 43). Selon cet auteur, le rééducateur doit accepter de ‘ "s'exposer comme sujet et se proposer comme autre"(id.). Cette position, qui implique de considérer l'enfant comme un sujet, suppose que l'adulte accepte de se laisser surprendre par l'imprévu, dans un partage, ‘ "une commune surprise" ’ (ibid.). ‘ "Le risque est ...de libérer sa parole et d'accepter d'en être le premier destinataire. Or la parole de l'enfant, si elle est vraie, atteint le rééducateur, qui ne sait pas d'avance où il sera atteint."(Yves de LA MONNERAYE, 1994, p. 33).

Je prévois, dans le cadre rééducatif, de tenter d'articuler les fantasmes d'Angélique à la réalité de sa propre épopée, et au "savoir". Que sait-elle de la naissance? de sa propre naissance? du ventre? Selon Piera AULAGNIER (1975, p.70), penser, c'est la contrainte éprouvée par le sujet d'avoir à représenter, à théoriser. Il s'agit d'aider l'enfant à articuler les contraintes pulsionnelles dues à sa constitution interne, et les éléments de la réalité. Lui parler de ce qui fait lien: le cordon ombilical, par exemple, peut faire contrepoids à la coupure, à la rupture. Réintroduire la réalité, pourra interrompre, peut-être, la répétition du fantasme, et apporter une frustration nécessaire par rapport au vécu pulsionnel qui devient envahissant. Par l'introduction de la réalité et celle d'un savoir échangé et échangeable, Angélique devrait pouvoir relier un savoir culturel, car donné par l'entourage, à un savoir historique (si elle est née par césarienne par exemple).

Notes
617.

Dans tous les dialogues, "A" sera Angélique, et "J" la rééducatrice.

618.

Nous nous référons pour cela à Piera AULAGNIER (1975), et à la reprise que nous en avons fait dans le chapitre VII, point 3-1-2.