Expérimenter l'abandon par les parents. Le faire vivre à l'autre.

C'est notre trente huitième rencontre. Nous sommes en mars.

Angélique déclare, avant même que nous soyons entrées dans la salle:- Aujourd'hui, je serais le docteur...Toi, tu serais mon chien.

Dans la salle, je lui demande de préciser nos personnages et quels seraient nos rôles.

A:- Moi, je suis le docteur et ta maîtresse. Toi, tu serais un chien gentil, tout noir, les yeux bleu clair, tu as les pattes fines, la tête fine. Tu aurais un cancer, là. (Elle montre son estomac). Faut pas trop manger et pour boire, tu peux. Tu fais jamais de bêtises quand je te laisse à la maison.

Au cours du jeu, le thème du cancer est très vite abandonné. "Ma maîtresse" me téléphone et suggère, en, aparté, que je veux rester chez ma fiancée, la petite chienne de la voisine, à laquelle elle m'a confié pendant son absence. Je proteste du contraire, par rapport à ce rôle. Elle insiste alors: - On ne peut pas aimer plus de une ou deux personnes, alors tu m'aimerais plus. Lorsque je lui dis que la voisine ne voudra peut-être pas de moi, elle ajoute:- Tu lui demanderais, et elle te dirait non. Moi, ça fait rien, je vais prendre un autre chien.

Je joue donc le jeu qu'elle a réglé et retourne frapper à la porte de "notre maison".

- J'ai un autre bébé, crie-t-elle, je t'aime plus. Je veux plus de toi!

Je tente de négocier, de l'assurer de mon amour, de ma gentillesse, de ma capacité à aimer l'autre bébé, elle ne veut rien entendre.

A: - Moi, je t'aime plus, va-t-en, je veux plus te voir!

Je pars très triste, me lamentant du rejet, de l'abandon dont je suis l'objet.

J:- Personne ne m'aime, personne ne veut de moi!

Elle ajoute, insistant: - Mais oui!

Angélique se rend compte alors qu'il est l'heure de la fin de la séance, et me rappelle:- Allez, bon, tu peux revenir!

Ce rôle qu'elle me donne est une synthèse de nombreux éléments joués ou évoqués depuis le début de notre rencontre. Nous avons très souvent joué au docteur. Elle m'a souvent répété qu'elle n'aime pas le noir (le noir est-il symbole de mort pour elle ou d'autre chose?). A diverses reprises, elle s'est représentée ou a représenté sa mère avec des yeux bleus, déclarant que c'était son rêve (Je n'ai pas les yeux bleus non plus). Un jeune oncle, frère de la mère, est atteint d'un cancer aux reins. Pendant très longtemps, Angélique a associé les malaises de sa mère dus à la grossesse, aux malaises de cet oncle, et à l'idée de la mort. Ayant mal à l'estomac, il est précisé qu'on ne m'obligera pas à manger. Le problème de la nourriture, à présent réglé, mais depuis peu de temps, a été une source de conflits permanents entre mère et fille depuis quasiment la naissance d'Angélique. La fillette demande toujours à boire au cours des séances. Je suis sensée être très sage, et donc dispensée des conflits qu'elle vit actuellement avec sa mère. Elle m'invente un lien amoureux, hors de la famille. Je me retrouve donc dans ce rôle, support de projection des conflits que vit Angélique, de ses désirs et de ses angoisses.

Il est une dimension du transfert, qui est l'expression, la mise en acte dans l'ici et maintenant, de la relation de l'enfant avec l'adulte "aidant", relation inscrite dans une histoire, leur histoire, relation et histoire qui s'insèrent dans une situation particulière et un contexte. Certains éléments mis en scène ici par Angélique sont des répétitions d'éléments rencontrés ou d'expériences réalisées au cours de "notre histoire rééducative". L'année précédente, en mai, alors qu'elle se questionnait éperdument, dans une compulsion de répétition, à propos d'un lien mortifère possible entre sa mère et elle. Angélique avait alors "fait mourir mon bébé", c'est à dire le poupon dont j'étais sensée être la mère, m'imposant ses affects, son angoisse, son malaise. Dans l'épisode du petit chien abandonné, elle renouvelle ainsi d'une certaine manière ce mode de mise en situation.

Cette séance paraît très significative de ce qui peut se jouer dans le transfert. Elle met en scène le questionnement d'Angélique par rapport au désir de l'Autre et en particulier de celui de sa mère: "Qui suis-je dans le désir de l'Autre?" "Y aura-t-il toujours une place pour moi après cette naissance, alors que cet enfant pas encore né occupe déjà tant de place dans le discours de la famille?" "Quand une maman a un nouveau bébé, peut-elle encore aimer le premier?" Cette séance rappelle la rencontre au cours de laquelle Angélique s'était dessinée, elle, bébé, entourée de son père et de sa mère. Temps de rêve, temps d'amour exclusif...

L'histoire de l'abandon du chien peut très bien être entendue comme une inquiétude par rapport à la relation rééducative, et à mon éventuel abandon. Thèmes du rejet et de l'abandon sont donc évoqués, joués ce jour là. Mais dans ce jeu, les rôles sont inversés. C'est moi, la rééducatrice, qui doit vivre, "par procuration", ce que Angélique projette de sa personne et de ses angoisses sur moi, qui suis abandonnée, et c'est elle Angélique, qui abandonne. Je suis la victime, je subis ce qu'Angélique se représente comme lui arrivant dans ses fantasmes. Elle, se met à la place des parents, et d'une certaine manière, reprend une certaine maîtrise de la situation , dans un processus similaire à celui que nous avons rencontré avec Nicolas. Elle passe ainsi d'une position passive à une position active , comme dans le jeu du "Fort-Da" décrit par FREUD.

Elle peut ainsi surtout commencer, grâce à la transposition, au déplacement dans le jeu, à prendre une certaine distance par rapport à ses angoisses. Elle les voit représenter par mon intermédiaire, d'une manière extérieure à elle, et surtout, elle peut verbaliser et entendre des mots sur la situation, sur les affects. Elle peut par conséquent symboliser ce qui pouvait être pour elle jusque là du domaine de l'angoisse innommable, du réel.

En fin de séance, "elle répare" cependant, ne pouvant, peut-être, supporter l'angoisse de me laisser abandonnée...Nous avons analysé, à partir de ce que jouait Nicolas en séance, la fonction fondamentale pour l'enfant de cette possibilité de réparation de la relation attaquée...

Lors des rencontres suivantes, le thème de ce jeu sera repris, dans des formes différentes. Le registre transférentiel sera on ne peut plus affirmé lorsque, étant la femme, elle choisira des'appeler "Jeannine" (j'aurai pour nom "Jean-Marc"). Dans une des mises en scène, "le bébé était chiant (sic), et quand il a grandi, il était encore plus chiant. Ce qui fait que les parents l'ont plus aimé. Mais ils ont dit: "il faut qu'on l'aime si on veut qu'il nous aime." Elle ajoute, en aparté, à mon endroit: "Tu sais, quand les enfants sont vraiment chiants, on ne peut plus rien faire!"

Est - elle si "chiante" qu'elle mérite d'être abandonnée, de ne plus être aimée par ses parents? Peuvent-ils encore l'aimer? Angélique exprime ses pulsions agressives envers sa mère. Cependant, selon un mécanisme de formation réactionnelle, cette agressivité même, l'empêche de se séparer symboliquement de cette mère. Elle a besoin que celle-ci lui prouve sans cesse qu'elle l'aime toujours et malgré tout, et qu'elle ne l'abandonne pas. Ces mécanismes expliquent sans doute ce qui avait fait un des motifs du signalement et de la demande d'aide de la maîtresse pour Angélique, qui était un besoin permanent de la présence de l'adulte.