Conclusion.
Tâtonnement expérimental et "répétitions" au sein de la relation rééducative.Se "re-trouver" dans sa propre histoire, pour devenir élève.

La rencontre individualisée permet à l'enfant de poser, puis de développer, ce qui l'encombre. Maîtrise symbolique. Passage d'une position passive à une position active. Jouer et "redonner du jeu" dans l'articulation des registres du réel, du symbolique et de l'imaginaire. Disposer de l'énergie libérée pour pouvoir investir ailleurs.

Angélique a beaucoup "répété". Nous avons déjà rencontré, à plusieurs reprises, au cours de l'analyse de processus rééducatifs, le mécanisme de la répétition. Nous avons eu l'occasion de relever ce qui avait pu aider certains enfants à dépasser certaines positions ou certains thèmes répétitifs. Nous avions annoncé qu'il serait nécessaire de revenir sur ce sujet. Comment cela s'est-il passé, et comment Angélique a-t-elle pu sortir de ses répétitions?

La répétition fait partie intégrante du cadre, puisque celui-ci fonde sa fonction structurante sur le retour rythmé et régulier des séances, dans un lieu qui ne change pas, et peut ainsi constituer un repère stable et fiable pour l'enfant, qu'il peut intérioriser. Cependant, à l'intérieur même des séances, certains enfants nous font vivre le sentiment d'une longue répétition des mêmes jeux, des mêmes thèmes, sans surprise, sans événement notable. Que se passe-t-il?

Il semble qu'Angélique a pu vivre, en rééducation, " une phase de "tâtonnement expérimental" à la recherche de soi, de son identité de sujet séparé" 627 . Dans le jeu, Angélique a répété la question: "Comment naît un enfant?", entremêlée à la question: "Qu'est-ce qu'une mère?". Nous avons suivi Nicolas, par exemple, dans une quête orale répétitive. La répétition, est un mécanisme rencontré dans toute rééducation. Elle semble faire partie du processus rééducatif. Nous pouvons affirmer que seules les conditions d'une rencontre singulière avec l'enfant permet à celui-ci de poser son problème, puis de le développer, à son rythme, sans la pression inévitable du collectif . Pour certains enfants cependant, le travail individualisé au sein d'un petit groupe, peut apporter, à un moment donné, les conditions favorables à la poursuite des élaborations. Le travail rééducatif avec Nicolas nous a permis d'illustrer cette dimension.

Comment peut-on comprendre la répétition? Nous avons pu constater que la répétition s'accompagne souvent de mouvements régressifs temporaires, et nous avons pu souligner que cette "régression" pouvait être nécessaire à la construction même de l'enfant, lui permettre de se "ressourcer", de récupérer ses ressources dynamiques 628 . ‘ "L'activité ludique est une activité qui comporte de nombreux mouvements régrédients en opposition avec les mouvements progrédients. N'en sous estimons pas l'importance. WALLON définissait l'exercice fonctionnel comme la répétition de l'exercice dans toutes les formes où elle peut être essayée." ’ (REDDE, 1989, p. 74) .

Se répéter, selon FREUD, est une caractéristique du symptôme. Celui-ci pousse le sujet à se répéter à son insu. Si le symptôme est une forme d'appel inconscient à l'autre, s'il est ‘ "un sens qui se présente comme du non-sens" 629 , il est condamné à se répéter, tant que le message et le conflit inconscients dont il est porteur, n'ont pas été délivrés et entendus par un autre, symbolisés, métabolisés, sublimés, par le sujet lui-même. ‘ "Le bègue ne répète pas, il insiste" ’, avance Philippe MEIRIEU (1985, p. 10) à propos de l'éducation scolaire qui ne parvient pas à énoncer enfin clairement les choses si importantes qu'elle voudrait ou devrait dire. Cette image, transposée, pourrait illustrer ce que tente de faire l'enfant en difficulté. Cependant, si elle est nécessaire, la répétition peut aussi devenir enfermement. FREUD a mis en évidence la présence d'une compulsion qui pousse le sujet à se répéter, sans qu'il en ait conscience. Rien ne peut l'empêcher. Qu'est-ce qui, de l'inconscient, insiste, dans cette répétition?

Cette force qui contraint, est le retour du refoulé. Quel est ce savoir qui s'ignore? ‘ "La répétition a un certain rapport avec ce qui, de ce sujet et de ce savoir, est la limite qui s'appelle la jouissance."(LACAN, 1969-1970, p. 8). Pour LACAN, la recherche de la jouissance, pousserait le sujet à répéter. Cette jouissance a partie liée avec la pulsion de mort, présentée par FREUD, à partir de 1920 et du texte Au delà du principe de plaisir, comme s'opposant dans le psychisme à la pulsion de vie. Cependant, dans la répétition même, se produit une perte de jouissance (LACAN, 1969-1970, p. 47). Mais le sujet ne peut jamais répéter "à la lettre". Un écart se produit toujours. Les enfants rencontrés ici, ont pu apporter la preuve d'une répétition qui n'était pas à l'identique, mais manifestation, à travers les modifications parfois infimes entre deux séances, d'un tâtonnement effectif, d'une recherche de solutions, autres. Nous en avons relevé au passage le caractère dynamique.

Comment cette répétition peut-elle s'interrompre, comment peut-elle laisser une brèche pour que quelque chose de nouveau advienne? Dans la rencontre, la répétition peut changer de statut. Il y a quelqu'un qui écoute, qui est là, qui peut "prêter ses mots", et avec qui peut se nouer le transfert. Ce qui était passage à l'acte, faute de mots, peut être représenté, mis en mots, symbolisé. ‘ "L'insistance ne devient interprétable que si elle se meut en existence (ek-sistence)" ’ (GUY, 1993, p. 32). Il ne s'agit pas d'enlever la pierre sur laquelle l'enfant bute. Il s'agit d'une reconstruction qui consiste au contraire à aider l'enfant à poser une pierre qui manquait à l'endroit laissé vide. "La place était marquée afin que l'ajout vienne s'intégrer à la structure de l'édifice."(id., p. 33). Angélique, Nicolas, Lucien et les autres enfants rencontrés ici, ont apporté la preuve que leurs manifestations parfois pulsionnelles, agies et non pensées, du moment qu'elles devenaient paroles adressées à quelqu'un, pouvaient devenir ces pierres qui manquaient à la construction d'eux-mêmes.

Si le jeu, peut avoir une fonction libératoire de décharge pulsionnelle nécessaire, nous avons pu constater, cependant que, quelquefois, les pulsions débordent, envahissent, submergent, et qu'aucun jeu n'est plus possible. Qu'est-ce qui a pu alors aider l'enfant à sortir de ces répétitions? Nous avons noté au passage, ces facteurs ou ces interventions, aussi nous ne ferons que les rappeler ici, sous la forme d'une synthèse.

Lorsque le rééducateur se sent enfermé avec l'enfant, au sein de la répétition d'une relation duelle qui rappelle la relation symbiotique de la mère et de l'enfant, la possibilité pour lui de parler "ailleurs" de cette situation, est une manière de rompre cet enfermement, de constituer une brèche et une ouverture. C'est la fonction du "lieu tiers", supervision ou groupe de contrôle, selon la terminologie employée. ‘ "Je crois qu'il n'y a qu'une seule solution, quand il y a des répétitions qui durent: c'est de soi-même rompre la chaîne, c'est-à-dire de parler de cela à un tiers...Il faut vous imposer à vous-même d'entrer dans une relation triangulaire...On ne se déprend jamais tout seul..." ’, affirme Yves de LA MONNERAYE (1990, p. 38). C'est ce que nous avons rapporté à propos de Marie-Ange, mais bien d'autres enfants nous ont conduite au même recours.

La répétition peut être interrompue par des effets de castration symbolique par le cadre . Denis fut le premier à en illustrer les effets. Le rappel et le maintien, par le rééducateur, des règles de respect des personnes, des locaux et du matériel, ont pu faire rupture à "l'agir" de l'enfant. Les limites spatiales et temporelles du lieu rééducatif, ont pu "donner des bords" à cet agir, le contenir. Les règles de fonctionnement ont quelquefois été réajustées, resserrées, en fonction de ce que produisait l'enfant. Avec Nicolas, par exemple, le matériel fut renouvelé, limité en nombre dans la même séance.

La réintroduction, par le rééducateur, du principe de réalité , ou encore du symbolisme culturel , dans le fonctionnement imaginaire de l'enfant, a pu jouer cet effet de rupture de la répétition. Nous venons de le relater avec Angélique, nous en avons rapporté des exemples avec Denis, avec Ismène.

Au cours de la rencontre de Lucien, ou en suivant le processus rééducatif de Marie-Ange (id.), nous avons analysé comment, parfois à l'insu du rééducateur, une brèche peut être ouverte dans un cadre "idéalement contenant", et laisser une ouverture pour que s'engouffre l'inconscient de l'enfant, pour que le refoulé émerge, et pour que quelque chose de nouveau puisse se produire.

Des interventions ponctuelles , au sein même du jeu de l'enfant, ont pu faire rupture dans la répétition et provoquer un effet d'ouverture, dans un mouvement défensif, ou encore dans une certaine complicité imaginaire que l'enfant voulait instaurer ou maintenir, recherchant un plaisir, ou plutôt une jouissance, que rien ne viendrait troubler. C'est ce qui s'est produit lorsque la rééducatrice est intervenue dans le dessin de Marie-Ange. C'est ce qui a pu se jouer dans les dessins à deux, avec Benoît, ou lorsque elle est intervenue, à titre de "spectateur actif", dans les jeux de marionnettes. Antoine 630 représentait toujours des maisons vides, des courses d'automobiles sans conducteur. Un jour, il choisit une voiture bleue et dit: "C'est moi qui conduis". J'ai pris alors l'initiatived'être le reporter sportif et radiophonique de cette course dont je l'ai fait gagnant, héros. Cette place, prise dans son jeu, a permis qu'advienne quelque chose de nouveau, plus dynamique, moins dépressif. Les courses suivantes nous ont vu adversaires, et il a pu exprimer à mon égard, dans le transfert et dans le jeu, quelque chose d'une trop grande agressivité refoulée, retenue, qui l'empêchait quasiment de vivre. Dans les cas relatés ici, la rupture a pu être suivie de la constitution d'un espace commun, d'un espace transitionnel d'échange et de communication .

Un refus, de la part de l'adulte, de rejouer le même jeu, s'il apparaît à l'identique, à condition de ne pas venir trop tôt, peut être opérant. La privation 631 , qui en résulte, (le manque est réel, pour l'enfant, et ce dernier met le rééducateur à une place imaginaire, mais l'objet est symbolique), peut contraindre l'enfant à chercher ailleurs, autrement. C'est ce qui s'est produit lorsque la rééducatrice a signifié à Nicolas qu'elle n'acceptait plus son "langage bouillie. Quelque temps après, le garçon, "privé" des petits animaux, a réussi à passer à autre chose, tout en manifestant, sans doute, sa colère contre la rééducatrice, au sein du transfert, et en la transposant dans le jeu. Cependant, une intervention de cette nature est de l'ordre du pari, elle se fonde sur l'hypothèse que l'enfant est capable de la recevoir et de la transformer, et elle ne peut être qu'exceptionnelle, et réfléchie, en fonction de l'endroit où en est l'enfant de son processus. Elle nécessite d'être pratiquée au moment opportun, car le risque encouru de fermeture, de fuite, ou d'explosion pulsionnelle de la part de l'enfant, est toujours possible, sinon. C'est ce que nous avons fait également avec Angélique, tout en refusant ce jour là une reprise du jeu avec les poupées, et en lui proposant, parallèlement, de se dessiner avec sa famille.

Cependant, l'intervention qui fait rupture, celle qui fait "changer de place" par rapport à la répétition, à la jouissance et au symptôme, n'est pas toujours du seul fait du rééducateur. Marie-Ange en a apporté un exemple, lorsqu'elle cessé, d'elle-même, le jeu de cache-cache, et qu'elle s'est inscrite dans une relation triangulaire, symbolisée, avec la rééducatrice. Dans un autre registre, Ismène jouera un moment de bascule dans son processus rééducatif, le jour où elle voudra prendre, "voler", des objets de la salle, et des objets personnels de la rééducatrice, en les cachant, et en s'enfuyant, lorsque celle-ci rappelait la règle. Jusqu'alors, elle avait fait comme si elle avait voulu protéger inconsciemment le lieu rééducatif et la relation, et elle faisait toutes ses "bêtises" en dehors. Il ne se passait pas grand chose, de ce fait, en rééducation. Peut-être avait-elle voulu s'assurer de la solidité du lien avant de le mettre à l'épreuve.

La surprise est souvent réciproque, et avec elle, l'introduction d'éléments nouveaux, ou encore un changement de place radical de l'enfant. C'est ce que nous avons pu relever chaque fois qu'un effet de transfert cristallisait quelque chose entre l'adulte et l'enfant. La restitution d'une partie des rencontres avec certains "enfants rééduquants" montre à l'évidence, semble-t-il, combien ces moments interactifs de partage émotionnel, accompagnés ou suivis de paroles , ont paru constituer des moments essentiels dans le parcours rééducatif de ces enfants.

Il semble que ceux-ci, par le témoignage de leur processus rééducatif respectif, peuvent nous permettre de confirmer ce qu'avance Georges REDDE: ‘ "Par le jeu, l'enfant maîtrise son angoisse, exprime son agressivité et son amour: en répétant une situation douloureuse, il parvient à s'en dégager au lieu de procéder à une douloureuse dénégation. De ce point de vue, la répétition d'une situation n'est pas exclusive de l'élaboration d'une solution personnelle progressivement instaurée à travers l'activité ludique." ’ (REDDE, 1989, p. 76).

Dans le jeu du "Fort-Da", l'enfant surmonte et élabore l'absence de la mère par une répétition accompagnée d'une parole. Il joue et rejoue la même scène, et acquiert une maîtrise symbolique de l'événement qu'il subissait passivement auparavant. Comme dans les contes de fées, la répétition du jeu permet de symboliser, de sublimer et de dépasser la violence subie, que celle-ci soit externe, ou en provenance des conflits internes au psychisme. L'enfant peut ainsi passer d'une position passive à une position active, devenir, non seulement acteur de son jeu, mais auteur , c'est-à-dire, celui qui crée 632 .

"Pour jouer, il faut exister..."ex-sister", c'est être à distance de soi, prendre conscience de soi à la fois dans ce que l'on est et dans ce que l'on veut être" ’, affirme Jacques HENRIOT (1969). C'est dire combien le jeu est un instrument privilégié pour transformer l'acte en discours, puis en un texte adressé à l'autre, POUR SE (RE)TROUVER dans une histoire, dans SON HISTOIRE .

Ce sont ces retrouvailles de l'enfant avec une possibilité de symbolisation, et "l'encadrement" de son imaginaire par le symbolique, qui lui permet de "redonner du jeu" dans l'articulation des registres du réel, du symbolique et de l'imaginaire, la souplesse et l'énergie indispensables pour pouvoir s'inscrire dans la culture scolaire et dans des relations sociales symbolisées . C'est en cela que, parmi les médiations rééducatives possibles, le jeu est une médiation privilégiée qui permet à l'enfant d'exprimer et de symboliser ce qui le rend actuellement indisponible pour entrer dans ce que lui propose l'école.

"Chez l'enfant, tant de choses sont à savoir, à connaître, avant d'apprendre à lire et à écrire, qu'on se demande pourquoi l'école s'est organisée autour de la précocité de cet enseignement, pour des enfants qui ne savent encore ni qui ils sont, ni pourquoi ils sont en vie..." ’ s'interroge Françoise DOLTO (1989, p. 16). Nous devons nous demander à présent comment, au sein de son processus rééducatif, de la construction de son histoire, par le jeu, l'enfant va pouvoir jeter des ponts, tresser des liens, entre cette histoire re-construite et les apprentissages scolaires, s'intéresser à ceux-ci, et en attendre du plaisir. "Qu'est-ce qui est rééducatif", qui permet à cet enfant de devenir un élève?

"‘ La compréhension de soi est une interprétation: l'interprétation de soi, à son tour, trouve dans le récit parmi d'autres signes et symboles, une médiation privilégiée: cette dernière emprunte à l'histoire autant qu'à la fiction ’".
Paul RICOEUR (1990, p. 138).

Notes
627.

C'est ce que nous énoncions comme condition préalable, et comme besoin fondamental à satisfaire, pour qu'un enfant construise "son identité d'enfant-écolier-élève", dans le tableau de synthèse du chapitre VII, point 6.

628.

Nous avons pu voir ce mécanisme à l'œuvre au cours de la rééducation de Marie-Ange.

629.

Yves de LA MONNERAYE (1991, p. 118).

630.

Nous avons évoqué notre rencontre avec Antoine dans le chapitre VII, point 4-1-1.

631.

C'est ainsi que Jacques LACAN (1956-1957, p. 215) définit ce qui constitue la privation comme forme du "manque d'objet".

632.

Le besoin de création est un des besoins fondamentaux de la personne. Nous l'avons rappelé dans le tableau de synthèse, conclusion du chapitre VII: "Besoins devant être satisfaits pour pouvoir s'inscrire dans la collectivité scolaire et les apprentissages".