Chapitre XIII.
L'objet "tiers" en rééducation. Du réel au symbolique. L'écrit comme médiation rééducative, et support à l'élaboration de son histoire par l'enfant.

L'analyse des rencontres avec Nicolas ou Angélique, nous ont fait mettre en évidence la construction, par ces enfants, de "petites histoires", ou "mythes". Avec Angélique, nous avons relevé ce qui peut, spécifiquement, de ces "mythes", être considéré comme un "roman familial", élaboré pour se défendre d'une fin de la relation rééducative, qu'elle pressentait. Cependant, la relation, même succincte, d'autres rencontres rééducatives, a pu apporter la preuve que ces constructions sont, non seulement généralisées, mais qu'elles sont le corps même du processus rééducatif, et ce qui est déterminant dans ce processus, pour que l'enfant puisse reprendre sa route, seul, dans l'école.

L'homme a toujours eu recours au mythe pour conjurer ses peurs. Lorsqu'il se rend compte qu'il ne parvient pas, par sa seule volonté ou son action, à le rendre conforme à ses désirs, il passe à un "c'est comme si...". Une explication, extérieure à lui, organisatrice du monde, peut alors transcender sa propre recherche, "remplir les vides".

L'étymologie grecque, "muthos", du mot "mythe" signifie "légende", "récit non historique". Le "logos", quant à lui, a le sens de "parole", "discours". On peut entendre que "le discours" est déjà une construction, une mise en forme, à destination sociale, à vocation de communication. Jacques LACAN (1969-1970) en fait ce qui structure les liens sociaux. Willy BAKEROTT (1991, p. 4) propose d'articuler, d'une manière qu'il annonce simplificatrice, mais qui nous semble clarifiante:

MUTHOS
ORAL
LOGOS
ECRIT

La question qui se pose, face à des enfants "bloqués" face à l'écrit, est bien: "comment aider l'enfant à articuler oral et écrit, pour entrer dans l'apprentissage de la lecture, ou pour se réconcilier avec celui-ci?"

La trame du mythe est constituée de mots. Ceux-ci appartiennent à l'ordre du langage, et relèvent du symbolique. Ces mots véhiculent un sens, une signification, qui, elle, relève de l'imaginaire. C'est de l'articulation entre la trame du discours et son sens, que naît le mythe, et "qu'il nous parle". WILLY BAKEROTT propose une mise en correspondance, que nous adopterons pour analyser l'évolution des productions des enfants, au cours de leur processus rééducatif:

MOTS
SYMBOLIQUE
SIGNIFICATIONS
IMAGINAIRE
REEL
REEL

Si le processus rééducatif se donne comme objectif d'aider l'enfant à entrer dans les apprentissages scolaires dans lesquels domine le symbolique, ou bien à se réconcilier avec ceux-ci, l'imaginaire doit pouvoir jouer son rôle fondamental de sauvegarde, ‘ "évitant ainsi une collusion éventuelle entre les mots et les choses. Sans cette sauvegarde, nous serions dans la psychose...Privilégier seulement "logos", c'est abandonner la moitié de la personne humaine."(BAKEROTT, 1991, p. 5).

Si un certain nombre d'enfants nous ont permis d'apporter, dans cette recherche, la preuve de ce travail d'élaboration dans le déroulement de leur parcours rééducatif, dans l'élaboration de "mythes" que nous avons rapportés, c'est sur cette articulation entre réel, imaginaire, et symbolique, entre "muthos" et "logos", que nous allons tout particulièrement faire porter notre regard dans ce chapitre, au sein même des constructions mythiques de l'enfant, au cours de son processus rééducatif. La rééducation apparaît alors comme ‘ "...une opération qui va du réel au symbolique. C'est une opération qui va d'un réel dans lequel l'enfant est englué vers une construction signifiante."(HALLEUX, 1996, p. 15). Cette définition, qui n'est pas celle de la rééducation, puisqu'elle est formulée en référence à la psychanalyse d'enfants, semble pourtant tout à fait correspondre à ce qu'élabore un enfant, non malade, mais en difficulté, au sein de son parcours rééducatif. Nous la compléterons en montrant, à partir de l'analyse de l'évolution du processus rééducatif des enfants que nous avons rencontrés, que cette opération va d'une parole dite, à une parole qui peut s'inscrire en un récit qui constitue l'histoire même de l'enfant.

L'enfant est immergé d'emblée dans le symbolique du langage, dès avant sa naissance, il construit lui-même, progressivement, ses propres processus symboliques. Le "savoir lire" est l'aboutissement de tout un travail d'élaboration psychique réalisé par l'enfant, depuis sa naissance. Nous avons tenté d'analyser les différentes composantes de cette construction complexe. Nous avons rappelé que la lecture est à la fois séparation et lien, comme la parole.

Il n'y a pas de rencontre rééducative, pas de séance, sans écrit, sans trace. C'est au moins celle du rééducateur, qui construit, séance après séance, le fil, l'histoire du processus rééducatif de l'enfant. L'enfant s'intéresse peu à peu à cet écrit, jusqu'à se l'approprier, jusqu'à le faire sien. Cependant, toute trace est perte. Ecrire renvoie à l'absence, à la séparation. Certains enfants refusent l'écrit, certains refusent même toute trace, comme Benoît, au début de notre rencontre, ou Nicolas qui refusait obstinément de se représenter, comme si la peur, l'angoisse, étaient cachées dans la trace, et pouvaient, du coup, prendre réalité, ou comme s'ils avaient peur de s'y perdre eux-mêmes. Il faudra un long apprivoisement pour que cette trace ne soit plus considérée comme dangereuse, et pour que ce danger soit conjuré, dépassé.

C'est par trois caractéristiques que Dominique DE PESLOUAN (1991, p. 63) définit le pouvoir symbolique des mots échangés au sein d'une rencontre avec une personne: "la "re-présentation" de la séparation, l'inscription, la distanciation" . Comment comprendre ces trois opérations? Si la symbolisation permet de "re-présenter" l'absence, le manque, la perte de l'objet, cette représentation est elle-même le moyen pour élaborer et dépasser, l'anxiété, l'angoisse, les préoccupations, les conflits. Le langage y acquiert un statut "d'objet transitionnel" qui permet le passage du "monde maternel", domaine du langage oral, au "monde paternel", ou accession à la loi et au langage écrit. Il invite l'enfant, dans les conditions spécifiques de la communication "rééducative", au passage du monde psychique interne, vers le monde social et culturel. Une deuxième dimension du pouvoir symbolique, est l'inscription par la trace et la généalogie. Cette inscription fonde le récit. Cependant, pour qu'elle soit effective, la symbolisation ne suffit pas à elle seule. Il faut pouvoir se distancier de ses propres symbolisations, pour s'en détacher, et pour pouvoir poursuivre sa route. Nous posons que la médiation de l'écrit est un moyen privilégié de cette mise à distance, parce que, par un double mouvement de symbolisation, elle nécessite le passage du symbole aux signes conventionnels et culturels.

J'écris beaucoup. Aussi bien après les rencontres avec les enfants, que pendant les séances. Les enfants s'intéressent très vite à ce que j'écris. Ils sont d'abord intrigués, curieux. Lorsque je leur ai expliqué que j'inscris ce que nous faisons ensemble, et les histoires qu'ils construisent, afin de mieux m'en souvenir, ils me demandent, souvent, comme nous l'avons rapporté avec Angélique: "Tu as bien marqué cela ?". Ils comptent sur moi, désormais, pour constituer la mémoire de leur travail rééducatif . Je renvoie leurs histoires en fin de séance, conjuguant ainsi une fonction conteneur avec cette fonction contenante, par rapport à ce qui a été exprimé, vécu, ressenti. La plupart, alors, corrigent, rectifient, comme nous l'avons vu faire par Nicolas, prenant en charge leur propre interprétation. Puis ils me dictent ce que je dois écrire, avant de décider de l'écrire eux-mêmes. Il m'a paru, au fil de l'expérience, que cette écriture, trait personnel, une "manie", peut-être, devenait "un outil" rééducatif, véhicule d'une identification secondaire, involontaire de ma part, non intentionnelle, mais opérante.

Les médiations rééducatives comme le jeu symbolique, le dessin, les marionnettes, le modelage, constituent des supports par lesquels l'enfant, dans le cadre et la relation spécifiques de la rééducation, parvient à élaborer l'angoisse, à la transformer, et à faire fonctionner à nouveau sa pensée. La création d'une parole personnelle doit cependant trouver à se nourrir de la parole collective, sinon à mener à un enfermement dans un narcissisme primaire, qui fonctionnerait contre le tiers exclu. Toutes nos analyses nous ont conduite à souligner la nécessité de faire exister "le tiers" dans la relation, et, en place de celui-ci, le tiers culturel, comme ouverture pour l'enfant de la relation rééducative à la culture scolaire. ‘ "L'être humain est avant tout un être social" ’, affirmait Henri WALLON. La pensée de chaque sujet est immergée dans la pensée de son contexte social. Elle y emprunte la langue, en tant que code et véhicule de la pensée, et les matériaux qui vont la constituer.

Le premier temps de ce chapitre nous invite à rechercher en quoi le récit de l'enfant, compréhension de soi-même, et l'inscription de ce récit dans une trace, peuvent être rééducatifs. Ce récit, s'il est issu de l'histoire même de l'enfant, se nourrit également de la fiction, comme le rappelle la citation empruntée à Paul RICOEUR, et placée en exergue de ce chapitre. Accéder à une parole singulière suppose un mouvement dialectique entre la maîtrise des normes, des valeurs, des symboles et des codes, et un acte personnel, créatif. ‘ "Nos activités mentales, même dans leurs dimensions pathologiques, se nourrissent d'éléments culturels. Nous puisons dans notre culture les matériaux de nos rêves et de nos symptômes. Nous y puisons aussi des modèles tout faits d'intégration socialement acceptable de nos difficultés internes, tout spécialement sous la forme de ce que FREUD nomme sublimation. En tous ces domaines, les créations pures sont rares."(CALIN et GARREL, 1998, p. 6).

Le jeune enfant va chercher dans les récits, dans les contes, les éléments qui vont faire écho avec sa propre expérience, avec ses préoccupations, et qui vont l'aider à formuler ceux-ci. Ces différents matériaux, en lui offrant une mise en forme d'affects, d'éprouvés, de sentiments, déjà élaborés par le symbolique, lui permettent de les reconnaître en lui, de mieux accepter leur existence au lieu de les nier, et lui procurent les outils pour les exprimer, les symboliser, et s'en distancier. Nous avons pu constater l'existence de ces mécanismes, lors de certains épisodes des processus rééducatifs de Benoît ou Angélique. C'est cependant la rencontre avec Kaled qui nous permettra d'analyser les effets exemplaires de l'intervention de la fiction dans le processus rééducatif de l'enfant, mais surtout, dans la constitution de sa pensée, et dans la compréhension de son histoire. Au regard de ce que Kaled a joué dans l'espace-temps rééducatif, nous nous interrogerons: Quelle a été l'évolution du processus rééducatif de Kaled? Quelle a été l'évolution du garçon? En quoi la rencontre avec l'imaginaire culturel a-t-elle été déterminante? Qu'est-ce qui a été rééducatif?

Le questionnement de ce chapitre, articulé à la question générale: "Qu'est-ce qui est rééducatif?", se formulera donc ainsi: " Comment se joue, en rééducation, le passage de l'oral à l'écrit? En quoi l'écrit est-il une médiation "rééducative" privilégiée? En quoi est-il rééducatif?"

Notre matériau d'analyse est constitué des rencontres rééducatives relatées précédemment. Nous y ferons référence, recherchant dans la restitution des séances, ce qui peut étayer l'argumentation de ce chapitre. Des vignettes cliniques, centrées sur ce point précis, viendront compléter les observations. Nous suivrons ensuite un peu plus longuement Kaled, dont le processus rééducatif a connu un tournant, lors d'une rencontre avec l'imaginaire culturel, représenté par le mythe d'Oedipe.