1-1-2- Un cauchemar d'Alain. Passage du réel, à l'imaginaire. Symbolisation par la verbalisation.

Des images sont mises sur du réel, comme lutte contre l'angoisse. La parole de l'adulte aide l'enfant à faire intervenir le symbolique sur l'imaginaire, à donner du sens, à "mettre des bords", à rendre dicible cet imaginaire, communicable, et à le rendre moins dangereux. Une reformulation, sans rien ajouter, une mise en forme, sans interpréter, de la part de l'adulte.

En tant que mode d'expression non-verbal, le dessin est, surtout chez le jeune enfant, plus proche de l'inconscient. Dans la plupart des cas, c'est une médiation qui permet à l'enfant de constituer des liens entre l'oral et l'écrit. Il peut être une passerelle, un moyen de réconciliation, vers cet écrit. La représentation graphique, accompagnée de la parole, éventuellement de mots écrits, incite à une mise en forme de l'imaginaire, invite à la symbolisation. L'enfant exprime souvent ses angoisses, ou ses tensions pulsionnelles, sous la forme d'images violentes, qui conservent leur contenu angoissant, sans mise à distance, et qui ont particulièrement besoin d'être accompagnées des mots de l'adulte. Une première élaboration s'est faite cependant, puisqu'il a réussi à passer d'un réel à peine "imaginarisé", sous la forme d'images violentes, qui l'angoissent, relevant encore du registre primaire, soumis exclusivement au fantasme, à des images représentées, mises en forme, qui peuvent être communiquées par un dessin 634 . Cependant, ‘ "il ne suffit pas que l'enfant soit laissé libre de l'expression de ses fantasmes dans le jeu pour que le registre imaginaire devienne spontanément le registre symbolique", souligne avec justesse Jean-Marie GILLIG (1994). Il en est de même pour le dessin. Il s'agit d'aider l'enfant à passer à un niveau second d'élaboration, qui est de mettre ses propres mots, et du sens, sur ces images qui l'angoissent. Si l'on admet que l'angoisse est un éprouvé diffus, "sans nom", on pourra penser que cette mise en mots peut aider l'enfant à passer d'un éprouvé d'angoisse à un affect de peur, qu'il peut désormais représenter, et nommer. ‘ "Le mot est le meurtre de la chose" ’, affirmait Jacques LACAN. Lorsque l'enfant ne peut pas encore le faire lui-même, la parole de l'adulte tente d'y suppléer, en proposant une mise en forme de ses productions fantasmatiques.

Parmi les innombrables exemples qui pourraient être rapportés, nous choisirons d'évoquer une production d'Alain, alors qu'il était en Grande Section de l'école maternelle. Le processus rééducatif de ce petit garçon couvre d'une manière exemplaire une évolution qui va "du réel au symbolique". Nous avons déjà parlé d'Alain, alors que, dans sa dernière séance rééducative, "il offrait des cadres" à la rééducatrice 635 .

C'est notre troisième rencontre, en rééducation. Alain rapporte qu'il a fait un cauchemar. Je l'invite à le raconter. Il a eu trop peur, et d'y penser lui fait encore peur, dit-il. Je l'invite à dessiner ce rêve, en lui expliquant que cela lui permettra peut-être de "faire sortir les images inquiétantes de sa tête, et ainsi, de ne plus en être encombré, comme d'en avoir moins peur en les racontant à quelqu'un". Pendant son dessin 636 , je renvoie à quel point je comprends sa peur. Par mes questions, je l'aide à décrire ce qu'il dessine, et je note au fur et à mesure.

 y' avait un voleur qui volait tout l'argent de mon père. Le rouge, c'était du sang. En plus, il m'a volé mes sous à moi. Puis j'ai tapé, c'était qu'un déguisement, c'était mon père. La sorcière elle voulait tuer mon père, et sauver ma mère. Mais ma mère, elle s'était déguisée en sorcière.

Là, je vais faire l'enfant qui a peur. Après, il va battre le voleur. ...En plus, le voleur, c'était mon père et ma mère...Mon père il était dans le ventre. Ma mère elle avait mis ses mains dans les mains, sa tête dans la tête, ses pieds dans le déguisement...

Je veux tuer mes parents parce qu'ils sont devenus méchants. Ils veulent me taper toujours...Mais c'est pas mes parents, c'est un monstre. Avec son épée il m'a couru après, et moi j'ai coupé le mur avec un couteau pointu...  .

Alain (1). Troisième rencontre. Un cauchemar. "J'ai fait un cauchemar. Là, je vais faire l'enfant qui a peur. Après, il va battre le voleur....Mais ma mère, elle s'était déguisée en sorcière. En plus, le voleur, c'était mon père et ma mère..."

Beaucoup de violence est exprimée dans ce texte. Les images sont archaïques, couleur du sang, au plus près des motions pulsionnelles. C'est la violence de la réalité familiale, dont j'ai connaissance, violence verbale plus que physique, la plupart du temps, me semble-t-il. C'est, peut-être, la violence du fantasme sadique du rapport sexuel, hypothèse confirmée par des représentations ultérieures que produira Alain, et dont nous donnerons une illustration "pacifiée" plus loin. A quelles scènes de la réalité a assisté Alain? Où est "le vrai" du "faux"? Les personnages se déguisent, leur identité n'est pas fiable. Deux font un...On ne sait plus qui est qui...A qui se fier? Qui est-il lui-même? Où est sa place? Ses modes de défense paraissent se rattacher au registre phallique, et certaines images évoquent des angoisses de castration, tout en exprimant une impossibilité actuelle à entrer dans une position oedipienne...Le fait est que, pour l'instant, il est dans l'angoisse, dans la confusion, et que celle-ci se manifeste par de nouveaux signes, qui s'ajoutent à une agitation corporelle constante, et son incapacité à se tenir sur une quelconque activité, en classe. Un clignement des yeux incoercible, vient de faire son apparition depuis peu.

On conçoit que mon projet rééducatif avec cet enfant, et face à de telles productions, qui se confirmeront par d'autres réalisations appartenant au même registre, est de tenter de lui assurer une fonction contenante, une possibilité de constitution d'un pare-excitation, une fonction conteneur, et une fonction organisatrice, structurante. Dans un tout autre registre, ce qu'apporte Alain n'est pas sans rappeler les expressions pulsionnelles de Nicolas, qui nous avaient fait dire que "la pulsion tirait dans toutes les directions".. Ce chaos pulsionnel, ce foisonnement sans logique, appelle une reformulation, sans rien ajouter, une mise en forme, sans interpréter, de la part de l'adulte. Ces interventions du rééducateur viseront la constitution chez l'enfant d'un moi, dans sa fonction de filtre, et d'enveloppe suffisamment contenante, intermédiaire entre la pulsion et le social. Pour l'instant, la fonction symbolique de la parole peut aider l'enfant à donner du sens à un imaginaire qui produit des images foisonnantes, et qui est ressenti comme dangereux par l'enfant.

Si l'adulte peut proposer des mots à l'enfant, la symbolisation ne sera effective que lorsque celui-ci parviendra à mettre ses propres mots sur ses productions, sur ses représentations.

Si, par le dessin, l'enfant peut projeter ses peurs, ses angoisses, par sa nature de matériau de transformation, le modelage est une médiation qui permet d'exprimer, souvent, des angoisses ou des préoccupations proches du réel du corps. Nous en avons rencontré un exemple avec Nicolas, qui jouait sur les transformations, mettant en jeu ses capacités de maîtrise. Aline en fait un véhicule d'élaboration de son angoisse, en accompagnant son modelage, de sa parole.

Notes
634.

Nous nous référons au développement de l'activité représentative, proposé par Piera AULAGNIER (1975).

635.

Chapitre XI, point 1-6.

636.

Reproduit en page suivante. "Alain, dessin N° 1". Ce qui est noir sur la reproduction, était colorié en rouge vif. En fait, le dessin est exécuté avec une seule couleur: le rouge.