1-3-1- Deux voies de distanciation par la parole: les histoires racontées, issues de l'imaginaire collectif et culturel, et les mots mis sur l'imaginaire "privé" de l'enfant.

La proposition à l'enfant, par le rééducateur, de contes issus de l'imaginaire culturel, nourrit "l'imaginaire privé" de l'enfant. Il apporte à l'enfant des matériaux pour se comprendre, et permet une mise à distance par rapport à son propre imaginaire. Cet apport est nécessaire, à un moment donné, car ‘ "à me réfugier sans cesse en moi-même, je n'y trouverai même pas les moyens de me comprendre, car je suis du monde autant que de moi-même et je ne peux résoudre mes problèmes que si je me comprends dans le monde...Je ne suis jamais, à moi seul, la solution...parce que je ne suis pas seul. " ’ (MEIRIEU, 1988, p. 39).

Benoît a été rassuré par rapport à ses propres sentiments agressifs à l'égard des adultes, lorsqu'il a pu en retrouver de semblables dans l'histoire de "James et la grosse pêche". Nous notions alors que le conte assurait alors les "fonctions de contenant et de conteneur de l'expression de soi". Nous avons relevé plusieurs situations dans lesquelles l'enfant reprenait certains éléments des contes pour se les approprier, les transformer, les tordre, selon leurs besoins, leur donnant ainsi un statut "d'objets fictifs transitionnels", "trouvés-créés". Ce fut le cas de l'histoire d'Angélique dans laquelle le bébé vomissait des diamants. Cependant, de nombreux enfants refusent, d'emblée, ces histoires, en rééducation, comme "s'ils avaient quelque chose de plus urgent à faire avant". Ils les acceptent, dans ce cas, lorsqu'un premier travail de déblayage de leur propre imaginaire est réalisé. Benoît, Nicolas, Angélique, et bien d'autres nous ont fait vivre cette situation. Tout se passe comme s'ils avaient besoin de "s'entendre", un peu, d'abord, pour pouvoir entendre l'autre, comme s'ils avaient besoin de se rassurer sur la fonction contenante, non débordante, de leur propre imaginaire, avant d'entendre un conte qui parle à cet imaginaire. Est-ce la peur du "trop"? Un premier travail de mise à distance par rapport à l'imaginaire semble donc primordial pour certains enfants. Dans la demande d'aide qui avait été faite par leurs enseignants, ceux-ci avaient noté, pour Nicolas ou Angélique, par exemple, ou encore pour Marie-Ange, que ces enfants n'écoutaient pas les histoires, en classe. Ils ne restaient pas en place, au moment du conte, semblant ne pas s'y intéresser, pas plus qu'aux autres activités de la classe. C'est une constatation courante que l'on peut faire à partir de l'analyse des demandes d'aide qui aboutiront à une indication de rééducation.

La verbalisation du rééducateur, ou celle de l'enfant après le jeu, quand il en devient capable, constituent des voies privilégiées de cette mise à distance de "l'imaginaire privé" de l'enfant. Nous avons rapporté de nombreux exemples, dans lesquels l'enfant prenait la parole en fin de séance, pour approuver, rectifier la verbalisation de la rééducatrice. Nicolas s'était écrié, fièrement: "Tu vois, j'ai réussi, j'ai trouvé! C'est une histoire en vrai", et il avait, dans les séances suivantes, encouragé par ce succès, tenté de mettre lui-même en forme le scénario inventé, même si ce n'était pas une tâche facile pour lui. Il avait pu, ensuite, s'intéresser aux contes, et se les approprier, au sein d'un petit groupe.

L'enfant montre qu'il peut se distancier de ses préoccupations et de ses fantasmes, lorsqu'il peut lui-même, comme l'adulte le lui proposait jusque-là, verbaliser l'histoire mise en scène dans le jeu, en fin de séance, lorsqu'il peut échanger avec le rééducateur à propos du jeu qui vient de se dérouler. Cette capacité montre qu'il peut changer de point de vue, se décentrer . Nous pouvons constater, par l'observation clinique des enfants rencontrés, et à partir des exemples rapportés dans cette recherche, que la distanciation de l'enfant par rapport à une préoccupation spécifique qu'il a jouée et répétée, peut-être considérée comme effective, lorsqu'elle est devenue vicariante, et peut être remplacée par autre chose. La répétition s'arrête, et les "re-présentations" de l'enfant changent de registre.

Si la verbalisation du rééducateur, qui renvoie ce qui vient de se jouer, ainsi que ce qu'il a perçu du ressenti de l'enfant, est une première mise à distance, si cette verbalisation se trouve bientôt complétée, relayée par la parole de l'enfant, si la trace graphique peut représenter une forme de mise à distance, écrire les mots, oblige à une plus grande distance encore. L'écrit, par sa nature, est un "super-symbole" qui ouvre à une plus grande distanciation, car tout y est converti en signes.