1-4-1- Dans un texte "confidentiel", Jacques exprime une blessure narcissique profonde, l'atteinte de son identité. Partage d'une émotion.

Jacques est élève de CM1, lorsque je le rencontre. Il vient d'avoir dix ans. Il a bénéficié d'une aide du CMPP, l'année précédente, alors qu'il était dans une autre école. Son échec scolaire très important motive "l'appel au secours" de son enseignante. Des problèmes de comportement, une agitation quasiment permanente, font qu'il perturbe le groupe classe. Jacques déclare qu'il "ne fait rien, ne retient rien, que l'école ne l'intéresse pas". Tout ce qui est activité de français, en particulier, lui fait dire: "Ce n'est pas possible " "J'y comprends rien, c'est nul, ça sert à rien, je suis nul".

C'est notre huitième rencontre. Il arrive, ce jour-là, heureux d'une note en mathématiques, meilleure que d'habitude. Nous avions décidé, lors de notre précédente rencontre, de tenter d'inventer un texte, ensemble. Il veut l'écrire lui-même, et décide qu'il s'agira d'un personnage: "Marc", un garçon de quatorze ans, "un petit surdoué", puis il ne trouve plus rien à dire. Je l'invite à décrire ce garçon. Il écrit alors sans discontinuer. (Mis à part l'orthographe, et quelques marques de ponctuation, totalement absentes de son texte, je le transcris sans modifications).

" Marc avait quatorze ans, il était surdoué. Il avait seulement des notes positives. Alors un jour il quitta notre classe pour aller dans une classe de surdoués. Il était très fier. Il ne pensait plus qu'à ça. Sa première note était un B+. Pour lui, c'était une note négative. Alors il alla voir la maîtresse pour lui demander de refaire l'interrogation. La maîtresse refusa en lui disant: "Mais c'est un bon résultat!". Il lui dit: "Mais madame, il n'y a qu'un endroit où je suis négatif, c'est dans mon groupe sanguin." Alors la maîtresse refusa une nouvelle fois. Alors il décida de renoncer à l'école et de trouver du travail. Il y avait un jeune maçon de ses amis, qui agrandissait l'école. Il décida donc de travailler avec lui.

Il rentre chez lui midi et soir, comme s'il ne se passait rien. Mais l'école téléphona chez lui en leur expliquant la chose. Alors les parents allèrent chercher Marc. Il décida qu'il ne pouvait plus suivre des cours d'enfant surdoué. Le père lui proposa de reprendre les cours normaux, et Marc accepta, pour avoir des notes positives."

A la fin de son écriture, je lui propose de lire son texte. Il refuse catégoriquement, mais accepte que je le lise silencieusement. Je lui renvoie simplement que cette histoire me touche beaucoup et que son texte est bien construit.

On peut penser que l'implication de Jacques, dans cette histoire, est grande. Ce qui y est écrit est sans doute trop proche de "sa vérité" pour qu'il puisse ne pas s'y sentir dévoilé, mis à nu, et il ne peut le supporter. Trop d'angoisse peut-être, trop d'émotion, sans doute, dans l'expression de "vécus de déliaisons", semblent empêcher le garçon de prendre une distance suffisante, par rapport à cet écrit. Nous avions rapporté la même réaction de la part d'Angélique, lors de son premier texte. Philippe MEIRIEU, s'adressant à ses élèves, fait la même constatation:"Vous avez écrit des choses que vous n'auriez jamais osé dire..." ’ (MEIRIEU, 1996, p. 18).On peut faire l'hypothèse que Jacques, dans cette histoire, relate sa propre histoire scolaire, ses rêves, ses échecs, ses déceptions. Il vient de changer d'école, et ce changement a peut-être été accompagné du rêve d'un "nouveau départ". Les conflits avec ses parents ont sans doute constitué un des fils directeurs de ce récit, mais également, ses propres conflits internes, entre l'image qu'il voudrait donner de lui-même, et son auto-perception. Etre "surdoué", c'est être "sur-intelligent". Lui-même se dit "nul". La dépréciation de soi semble profonde et atteint, d'une manière pathétique, les bases même de l'identité. Le groupe sanguin n'est-il pas la marque même de l'identité, inscrite au plus profond du corps, dans ce qui est synonyme de vie: le flux sanguin?

L'agitation motrice qui en fait un élève perturbateur au sein de la classe, semble être l'expression corporelle d'un mode de défense important. Il tente, peut-être, par son excitation, d'éviter l'affrontement en lui-même par rapport à ses blessures, à la douleur d'être "comme il est", à celle de son échec, et au sentiment d'impuissance à changer sa situation, puisqu'il est "nul". Jacques semble à la fois, désespérément, tenter de répondre et de ne pas répondre aux attentes de ses parents à son égard. Ceux-ci veulent-ils qu'il soit "le surdoué", "le plus intelligent"? Il se sent incapable de répondre à une telle demande. Il semble ne pouvoir que se défendre, actuellement, d'une manière douloureuse, et ne paraît pas pris dans un mouvement, dans une dynamique. D'ailleurs, ce français, qui le met en échec, "c'est nul, ça sert à rien". La loi imaginaire du "tout ou rien" semble prévaloir: il ne pourrait avoir le sentiment d'exister que s'il était un héros. Ce que Jacques donne à voir par son comportement général, et ce qu'il apporte ici, évoque ces enfants décrits par Serge BOISMARE (1988, p. 162): ‘ " ’ ‘ (Ils) ’ ‘ cherchent d'abord à préserver leur équilibre psychique. Pour cela, ils disposent de trois moyens qu'ils utilisent pratiquement simultanément. Un, ils coupent le fil de la pensée. Deux, ils projettent tout ce pourri qui leur fait si peur sur les exercices, le cadre ou la personne de l'enseignant, causes apparentes de ce désarroi. Trois, ils passent le relais d'une façon ou d'une autre au corps qui devient l'ultime défenseur, le rempart contre les ennemis qui sont devenus moins menaçants parce qu'ils sont à l'extérieur."La conséquence, analysée plus loin par le même auteur, en est que ces enfants adoptent, comme repères identificatoires, des héros "tout en surface et en extension, qui n'ont pas d'autre lieu que le corps pour inscrire leurs expériences et régler leurs conflits..." (id., p. 163).

La chute de l'histoire de Jacques préserve cependant l'espoir: un retour à la normale est possible.