1-4-2- Ecriture d'un "roman familial": "Auto-réparation" et revalorisation narcissique. Une articulation du réel, de l'imaginaire et du symbolique, qui passe par l'écriture.

Deux rencontres suivent ce texte. Lors de la troisième séance, je lui propose d'inventer une autre histoire qui partirait, cette fois, d'un objet personnifié. Je lui propose, s'il le souhaite, d'écrire sous sa dictée, afin de faciliter le cheminement de son imagination, libérée des questions d'orthographe. Après le rituel "Je sais pas", Jacques me dicte un texte dont l'élaboration se poursuivra pendant quatre séances consécutives. Nous rendrons compte du découpage temporel, en les numérotant.

1-  Une moto de cross.

Je suis une moto de cross. La selle, le guidon, les garde-boue sont verts, et le reste est blanc. Je porte le numéro quarante. Je suis une 125. J'ai un pot d'échappement chromé. Mon propriétaire, Cédric, est nul. Il n'arrête pas de me faire tomber. Il a seize ans. Il m'a achetée d'occasion, mais je sais que je valais plus que le prix qu'il m'a payée. Il est méchant avec moi. Quand je ne démarre pas, il me donne des coups de pied. Ca me fait des rayures, ça m'abîme, et je ne marche toujours pas quand même! Il ne me nettoie jamais. Quand il met de l'essence, il m'en met partout, et je sens mauvais. A présent, il parle de me revendre parce que je ne suis plus à son goût. Il me reproche de mettre longtemps à démarrer le matin, mais il me fait dormir dehors  .

2-  Dimanche dernier, le matin, pour la première fois, il m'a nettoyée. Il y avait une compétition de cross l'après-midi. Mon propriétaire avait été sélectionné.

Arrivés sur la ligne de départ, nous avons démarré à toute vitesse. Je passais les premières bosses en tête, mon propriétaire était content. Il avait un grand sourire et il criait: "Ouai!!", au dernier tour. Toutes les courses se sont passées ainsi, sauf malheureusement la dernière. Je passais toutes les bosses la première, mais au dernier tour, Cédric criant comme d'habitude, et croyant avoir déjà gagné, voulut faire son cinéma en faisant une figure sur une bosse. En l'air, il me poussa, au moment de toucher le sol, je suis tombée, la roue avant la première. La fourche s'est pliée. Cédric passa devant moi la tête la première, et quelques secondes plus tard je m'enflammais. Mon propriétaire se releva, il n'avait rien. Il partit sans me regarder. Les pompiers sont arrivés en courant pour m'éteindre. Ils m'ont laissée dans un petit coin sur le côté.  .

3-  Un organisateur du cross est venu me prendre pour me mettre à l'abri. Le lendemain matin, un spectateur est venu pour m'acheter. Il m'avait vue courir et gagner la veille, et il avait pensé qu'il pourrait devenir un champion grâce à moi. Michaël a vingt ans. L'après-midi même, il m'a réparée, nettoyée, et a changé mon numéro. Le mercredi après-midi, il m'a emmenée sur un terrain de cross pour m'essayer. Il est très fort, meilleur que mon ancien pilote, et plus gentil. Il ne me fait pas aller au-delà de mes limites. Il me laisse m'échauffer au départ, il ne fait pas de geste brusque, ne tente pas de rentrer dans les autres et veille à retomber correctement après les bosses.

Il s'est qualifié pour une course un dimanche après-midi, et, sur la ligne de départ, j'ai vu mon ancien propriétaire! Michaël est parti en tête. Cédric était derrière lui. Nous sommes arrivés avant lui. Mon ancien propriétaire voulut alors me récupérer, car il m'avait crue en plus mauvais état que je l'étais! Il avait des remords, car il regrettait d'avoir donné l'autorisation de me vendre, et il était jaloux de notre victoire!!  .

4-  Michaël n'est pas d'accord parce qu'il m'a achetée en règle, il m'aime bien, et il veut me garder.

Depuis cet événement, Michaël m'ayant gardé, il gagne des courses grâce à moi. Il est très content. Je suis championne de France avec Michaël, et bientôt, peut-être, championne d'Europe...  .

Jacques acceptera que je relise son texte en fin de chaque séance, puis la totalité de son histoire, lorsque nous l'avons terminée. Il est surpris et très fier du résultat.

Que de choses exprimées dans ce texte.... Le changement d'école de Jacques, le changement d'aide et "d'aidant", y sont transparents. Le garçon déclare qu'il se sent mieux dans cette nouvelle école. Dans cette histoire, centrée autour de la réparation, se trouvent, sans doute, transposées, l'histoire de notre relation, et celle du transfert. Il y ajoute des recommandations, en indiquant ce qu'il convient de faire. Il est en train de surmonter une épreuve difficile. Il a changé d'école, il a changé de rééducateur. Cette fiction prend la forme de ce que pourrait être également un roman familial. Y seraient opposées deux familles: la sienne, actuelle, au sein de laquelle il est en conflit, et une famille imaginaire, qui saurait s'y prendre avec lui, qui le choierait, qui saurait mesurer ses exigences à son égard, qui saurait patienter lorsque les résultats ne sont pas à la hauteur des attentes, et qui lui ferait confiance. ‘ "...l'activité fantasmatique prend pour tâche de se débarrasser des parents, désormais dédaignés, et de leur en substituer d'autres ’ ‘ ... (p. 158) ’ ‘ ...qui paraissent à l'enfant à bien des points de vue, préférables". (p. 157). C'est ainsi que FREUD (1924) décrit ce qu'il nomme ‘ "le roman familial", fiction nécessaire à l'enfant, qui accompagne ses processus de séparation, et l'organisation de sa névrose infantile, comme sortie de l'Oedipe.

En situant ses exigences trop haut, le premier propriétaire est responsable, non seulement d'un accident, mais de plus, il l'abandonne, le rejette. Grâce à la confiance, à l'encouragement, à la patience du second propriétaire, les choses se passent autrement. On pourrait penser également, que ces deux propriétaires successifs représentent, dans un double mouvement de projection et de construction de l'Idéal du Moi, les deux versants de lui-même. Le premier "est nul", comme lui, "méchant", inconscient, vaniteux. Il le rejette, tout en s'y reconnaissant peut-être. Le second est idéalement "gentil", "doué", responsable...Il rêve d'être comme cela. Peut-être y arrivera-t-il "bientôt", comme le laissent entendre les derniers mots de son texte?

Si la moto est bousculée, requise au-delà de ses possibilités actuelles, et dans de mauvaises conditions, par le premier propriétaire, comme lui par l'école ou par ses parents, après "l'accident", elle est tordue, bosselée, consumée, comme lui après l'échec. "Un spectateur", un étranger, marque sa confiance, "croit en elle", et il est prêt à investir, "à payer", pour un nouveau départ. Il paie également de sa personne, de ses efforts, pour la remettre en état. Il est patient, attentif, "à l'écoute", il ajuste ses demandes, le rencontrant "là où il en est", ce que permet une rencontre singulière. Il l'aime et ne l'abandonnera pas. Il se réfère à la loi, au symbolique: "il est en règle"...La moto le lui rend bien, puisque les victoires le rendent heureux et fier, et qu'elles sont remportées ensemble, et que ces victoires les valorisent tous les deux...

Jacques n'exprime-t-il pas, ici, que les besoins fondamentaux de sa personne semblent pouvoir être satisfaits 647 ? On peut donc avancer que la praxis rééducative mise en œuvre pour et avec lui, peut répondre à ses besoins fondamentaux, et semble cohérente, dans son projet et la mise en œuvre de celui-ci, avec les objectifs qu'elle visait à atteindre 648 . Il reste à Jacques, à construire...

Il a franchi une première étape. Il s'est, non seulement exprimé par écrit, comme dans le premier texte, mais, cette fois, il a accepté de communiquer l'expression de ses blessures. Une prise de distance, par rapport à son vécu émotionnel, peut déjà s'effectuer. ‘ "Raconter son histoire, dire à autrui qui peut l'accepter, qui peut l'entendre, c'est déjà transformer le vécu de son histoire, pour le décaler, pour en saisir la portée. Et l'autre qui l'entend l'inscrit dans un échange qui fait surgir l'auteur du récit..."(GUY, 1993, p. 29). Jacques a éprouvé le plaisir d'avoir réussi à communiquer. Sa fierté et sa jubilation, lorsqu'il entend à nouveau son texte, en sont la manifestation sans conteste. Nous avions relevé cette même jubilation, de la part de Nicolas, dans les mêmes circonstances.

En prêtant sa main pour écrire, la rééducatrice a peut-être aidé à ce passage. Elle s'est présentée comme concernée, partie prenante de cet écrit, pouvant en partager l'émotion. Celui-ci acquérait de ce fait un statut d'objet commun, transitionnel, tiers, dans l'espace de l'échange et de la création . Elle lui a prêté également sa voix, lorsqu'elle relit le texte pour lui. Si la voix est, selon Jacques LACAN, un des objets "a", "objet perdu et cause du désir", en direct avec "l'intérieur", ce canal de la voix qui porte le texte de l'enfant, confère au texte de celui-ci, également, une extériorité. Lire à haute voix le texte d'un enfant, c'est conférer à ce texte "un statut social", une reconnaissance quasiment culturelle, comme peut le faire le texte imprimé 649 . L'exclamation d'Ismène, "C'est beau comme dans un livre", alors qu'elle venait d'écouter la lecture d'un de ses textes, en apporte l'illustration des plus claires. Un espace potentiel et culturel peut ainsi se constituer, au sein même d'une relation triangulaire, symbolisée.

Si Jacques exprime encore son besoin d'être un héros pour pouvoir exister, le registre semble avoir changé depuis le premier texte. Quelque chose a bougé, déjà. Jacques LEVINE (1993-3) décrit le recours aux élaborations de l'imaginaire, comme un procédé de réparation des pertes de valeur, à la disposition de tout sujet. Les espoirs de type mégalomaniaque en font partie. Dans la fiction, dans ses scénarios imaginaires, l'enfant est un héros, et puise, dans les forces archaïques de son psychisme, de nouvelles ressources pour affronter la difficulté.

Le texte écrit permet ainsi à certains enfants, les plus grands en particulier, de "se dire" tout en se protégeant, et tout en ayant le sentiment de "ne pas se dire". Dans un écrit dans lequel il a pu s'exprimer et s'inscrire subjectivement, Jacques a pu trouver du plaisir, et découvrir que l'écrit pouvait être autre chose qu'un seul exercice scolaire.

Notes
647.

Tableaux de synthèse du chapitre VII: "Besoins devant être satisfaits pour pouvoir s'inscrire dans la collectivité scolaire et les apprentissages".

648.

"La praxis rééducative dans ses propositions à l'enfant. "Modèle" explicatif de la rééducation (3) ", Chapitre IX, conclusion.

649.

C'est ce que Célestin FREINET mettait en oeuvre, lorsqu'il proposait aux enfants de lire leurs textes libres à la classe, et de les imprimer.