1-5- Mariage du "muthos" et du "logos". "L'objet tiers", et la conquête de l'autonomie.

Le rééducateur comme témoin de la culture. Il invite l'enfant à y entrer. Processus d'identification secondaire.

De l'écrit de l'enfant au livre. Objet tiers dans la relation. Ressources pour construire son histoire.

Nous avons insisté sur la verbalisation nécessaire, par le rééducateur, en fin de séance, de ce que vient de jouer de l'enfant, et de ce que l'adulte a perçu des ressentis de celui-ci. L'invitation à l'enfant à en dire lui-même quelque chose, accompagne cette parole. Le passage par l'écrit, apporte une dimension complémentaire très intéressante. Nous avons noté, dans l'introduction de ce chapitre, la constatation clinique que nous avons pu faire concernant la relation des enfants à notre propre écrit. Le fait de voir écrire le rééducateur intrigue l'enfant. Il questionne: "Qu'est-ce que tu écris?, Qu'est-ce que tu fais de cet écrit?" Certains enfants ne voient pas leurs parents écrire, ou peu. Le jeu de l'enfant, même si un scénario a été plus ou moins anticipé auparavant, est souvent informe, décousu, en début de rééducation. Nous avons relevé, en rapportant ce que jouait Nicolas en particulier, qu'il avait fallu imposer des limites, dans le temps, dans le matériel, dans les rebondissements de l'histoire. C'est un fait courant. La contrainte est également un ressort de la créativité. Lorsque l'adulte transcrit le scénario conçu par l'enfant, après le jeu, il est quelquefois amené à requérir l'aide de celui-ci, car il "est perdu" dans l'histoire. Cette demande invite l'enfant à clarifier et à mettre de l'ordre dans sa pensée. Dans la mesure où elle est articulée à une transcription, l'enfant peut faire des liens, comprendre et mieux accepter pour lui-même les contraintes de l'écrit. Lorsque l'adulte relit ses notes et que, dans sa lecture il tente de rechercher une cohérence pour que ce jeu ait quelque apparence "d'histoire", sans le dénaturer, l'enfant prend conscience réellement de l'usage de l'écrit, et du plaisir que l'on peut en retirer. La surprise qu'il éprouve dans un premier temps, d'avoir pu produire cette "histoire", même si ce récit est bien modeste, la fierté et le plaisir qu'il en retire, constituent, semble-t-il, des motivations à recommencer, et à améliorer le produit. Nous avons, à plusieurs reprises, noté la jubilation des enfants en entendant "leur histoire" de la bouche du rééducateur. Nous avons souligné, à la fois la fonction de communication et d'échange donné par cette lecture mais aussi une forme de reconnaissance sociale, une ouverture. C'est une mise en acte de la capacité de décentration de l'enfant. Le récit de l'enfant devient un "objet tiers" qui existe désormais pour lui même, indépendamment de l'adulte et de l'enfant, comme le conte issu du culturel, comme l'histoire lue dans un livre. C'est la raison pour laquelle nous continuons à proposer à l'enfant de lire leurs histoires, s'ils le souhaitent, et quel que soit leur âge.

Progressivement, dans le même temps où l'enfant affirme son autonomie, son indépendance, il veut écrire lui-même. De la même manière que pour les premiers apprentissages familiaux, il veut "faire seul". Le rééducateur n'est plus requis que comme ressource , lorsque le besoin s'en fait sentir. Nous venons de voir comment s'est nouée cette évolution chez Ismène. Nous avons pu noter, comme pour Alain auparavant, la préoccupation qui devenait la sienne, de, non pas se contenter d'écrire, mais d'écrire "droit", "juste", sans erreur.

Quelque chose d'une identification secondaire au rééducateur s'est joué pour l'enfant, semble-t-il. Si le rééducateur a pu et a su montrer à l'enfant, que lui-même était inscrit dans la culture, s'il a montré, par son attitude, qu'il y trouvait du plaisir, ses positions, sans "forçage", invitent l'enfant à entrer dans cette culture. ‘ "Nous sommes des passeurs culturels"dit Annick FRIGARA (1988) à propos des rééducateurs. A côté des identifications qui se proposent à l'enfant comme celles de ses parents, ou celle de son enseignant, l'enfant peut faire jouer transitoirement ce rôle au rééducateur, sans que celui-ci le recherche‘ . "Parents et enseignants y sont du même coup réparés" ’ (BIODJEKIAN, 1987, p. 65). Mireille CIFALI (1994) évoque cette dimension de la "séduction" de l'adulte, pris dans le sens étymologique de "me suivre" ou "emporter". C'est le plaisir partagé de la création d'une histoire, ou de la découverte de ses capacités lorsqu'on écoute celle-ci de la bouche d'un autre, ce sera l'émotion partagée d'une histoire lue dans un livre, celle de la vérité sur soi-même et sur son histoire rencontrée au détour d'une lecture, comme nous avons pu le rapporter avec Benoît, avec Angélique.

Kaled nous montrera d'une manière plus décisive encore, à quel point "l'imaginaire des livres" peut nourrir "l'imaginaire privé" et contribuer à la construction même de son histoire, par l'enfant. ‘ "Aujourd'hui comme jadis, la tâche la plus importante et aussi la plus difficile en éducation est d'aider l'enfant à donner un sens à sa vie....L'acquisition de techniques - y compris celle de la lecture - perd de sa valeur si ce que l'enfant a appris à lire n'ajoute rien d'important à sa vie", disait BrunoBETTELHEIM (1976, p. 17).