2-2- Une rencontre avec un texte.

Nouage du transfert interpsychique. Changement de place de l'enfant. Implication subjective. Le conte comme "objet tiers".

Je cherche alors un support de communication, une médiation, qui puisse "faire rupture", et déclencher éventuellement quelque chose, tout en contournant le symptôme et en respectant les mécanismes de défense mis en place par le garçon. Je propose la lecture d'Oedipe. Kaled accepte. C'est donc une médiation "co-choisie". Ce texte m'a paru être à la fois assez proche, dans ses thèmes, de la problématique du garçon, puisqu'il y est question, entre autres, d'adoption, et assez éloigné, pour permettre une mise à distance, et un travail d'élaboration symbolique de sa propre histoire. Le fait que ce soit un mythe, lui confère des dimensions temporelles et spatiales, sa caractéristique d'objet culturel, peut en faire un objet moins angoissant...Kaled est à l'aise et en confiance avec moi, et notre relation "suffisamment bonne", peut constituer un étayage à notre travail.

Je propose une lecture alternée. Kaled a quelque difficulté à lire et se fatigue vite, mais il me réclame le livre assez rapidement: "C'est à mon tour maintenant". Lorsqu'il ne comprend pas des mots ou des phrases, il m'en demande le sens, ce qui est une attitude nouvelle. Comme cette lecture se poursuit sur plusieurs rencontres, je lui demande de rappeler ce que nous avions lu ensemble la dernière fois. Voici ce qu'il rapporte des deux premières séances, qui se révèlent être décisives. Je note son récit au fur et à mesure:

"Au début, un roi et une reine vivaient dans un palais. Comme ils n'avaient pas d'enfants, ils étaient tristes. Ils ont envoyé un messager voir une voyante. Quand le messager est revenu, il leur a dit: "Ton fils va te tuer et épouser sa mère". Ils étaient tristes. Ils ne pensaient qu'à cela. Le père a dit: "Débarrasse moi de ça!". Ils ont demandé à un berger de le donner aux bêtes sauvages. Mais il a eu pitié et il l'a donné à un copain. Le berger dit: "Je l'ai fait".

Le copain le montre à un roi qui l'élève. L'enfant a grandi. Ils font la fête. Il y en a qui se disputent. Un qui a trop bu dit au jeune garçon: "C'est pas tes vrais parents, c'est ton père adoptif". Le garçon était ému, pas content. C'est comme si ça se brisait, entre le roi et lui. Comme si c'était...s'ils étaient fâchés.

Le lendemain, il est allé voir son faux père et lui a dit: "C'est vrai ce que l'ivrogne a dit que tu es pas mon vrai père?" Le roi il était vexé. Il voulait pas dire la vérité‚ parce qu'il avait pas le courage. Il a peur qu'il parte...parce qu'il l'aime bien.

Oedipe lui était sûr...non,... un peu sûr que c'était pas ses vrais parents. Il doute. Il va voir l'oracle pour lui demander. L'oracle dit: "Pars de ton père! Si tu le rencontres, tu le tueras et épouseras ta mère!"

Oedipe décide de partir très loin pour ne plus le rencontrer."

Dès le début de la lecture, nous partageons une très grande émotion. Je suis frappée de constater que chaque mot, chaque phrase de ce texte semble s'adresser directement à Kaled, à son histoire. Chacun de ceux-ci, lus par le garçon, résonne en nous. Lui-même est "pris" par le texte. Je note alors: "il est dans le texte" de tout son être. C'est la raison sans doute pour laquelle il préfère lire lui-même, pour encore mieux se l'approprier. La situation est saisissante. Nous sommes véritablement tous deux dans une situation de transfert intense, dans laquelle ma fonction est d'être contenant des émotions de Kaled, mais dans laquelle je suis également "prise".

Qualifier de "transfert" les sentiments vécus à ce moment-là, est-il valide, justifié? Mon propre désir est bien en jeu dans cette situation de "non-dit" que vit l'enfant, quelque chose est bien touché en moi. ‘ "...l'enfant n'interroge pas n'importe comment, mais en enfermant avec lui celui qu'il interroge pour voir sa réaction." ’ (LA MONNERAYE, 1991, p. 193). Je devais donc prendre de la distance par rapport à mon émotion et par rapport à ce transfert. Mais nous commençons aussi à être trois en présence: Kaled, la rééducatrice, et ce texte dont l'existence devient tangible. De la dualité de la relation, qui nous enfermait alors, et dans laquelle le transfert et l'émotion partagée nous a figés un instant, nous amorçons une relation triangulaire dans laquelle "l'objet tiers" va pouvoir se constituer.

La restitution de ces lectures, par le garçon, montre à l'évidence, à quel point il a fait sienne le début de cette histoire, qui est en telle correspondance avec lui. Il traduit le texte avec ses mots. On l'entend insister sur des notions fondamentales pour lui: "les vrais parents" et "les faux parents", "le faux père"; les sentiments qui lui ont paru importants: la préoccupation :"ils ne pensaient qu'à cela", la colère "il était pas content" "c'est comme s'ils étaient fâchés", la vexation, , l'émotion, la tristesse, "c'est comme si ça se brisait, entre le roi et lui"; la peur, les justifications de certains comportements... y compris peut-être (?) ceux qu'il entrevoit d'attribuer à son "faux père" selon son expression ? "Il avait pas le courage. Il ose pas dire la vérité. Il a peur qu'il part...parce qu'il l'aime bien..."

Je crois, pour ma part, entendre à nouveau le père m'expliquer ses difficultés à "dire"...Il est bien évident que je ne suis pas autorisée, ni ne m'autorise, à en dire quoi que ce soit à Kaled. Je ne suis d'ailleurs pas à l'abri de "projections" personnelles. Cependant, j'entends Kaled donner du sens à un "non-dit", ou plutôt un "mi-dire", je l'entends donner du sens à sa propre histoire.

Nous poursuivrons la lecture de ce mythe, mais il se montre, comme on pouvait s'y attendre, beaucoup moins concerné par la suite, et retrouvera une capacité plus grande de distanciation par rapport à l'histoire.

Le mode de relation de Kaled au processus rééducatif, s'est transformé à ce moment-là. Le garçon, qui "oubliait" souvent l'heure, ou nos rencontres, a fait preuve de ponctualité ensuite. Il me le fera remarquer en arrivant dès la deuxième séquence de lecture du mythe d'Oedipe: "J'ai pensé à venir tout seul cette semaine". Cette attitude traduit très nettement sa nouvelle implication subjective dans l'espace rééducatif, investissement lié, sans doute, à la rencontre avec ce texte.

Le changement aurait pu être superficiel, et de courte durée. Cela n'a pas été le cas. Un conte, rapporté par Kaled, suite à ces séances, le confirme.