2-4- Mise en scène de l'abandon.

Projection. Symbolisation. Déplacement. Condensation. Distanciation.

"Transfert intrapsychique". Restauration narcissique.

Je lui propose d'inventer une histoire qu'il me dictera. Il accepte ma proposition, mais n'a pas d'idée. Je lui suggère de mettre en scène, de donner vie, à un objet personnifié. Après de nombreuses hésitations soutenues par un échange verbal, Kaled choisit de mettre en scène une voiture et décide du thème de son histoire: elle changera de propriétaire. Le récit se déroule sur deux séances correspondant aux deux parties de l'histoire. Chacune de ces parties est dictée sans interruption. La parole se déroule sans difficultés.

Voici son texte:

"Je suis une Renault 25. Bien que l'on dise toujours une Renault, je suis un garçon. Je suis grise, j'ai une belle forme. Ma carrosserie brille. J'ai des vitres ouvrantes électriques, une alarme. Mes coussins sont en cuir et le tableau de bord a une belle forme aussi. Mon compteur peut aller jusqu'à 220 kms/heure et sur l'autoroute, je roule jusqu'à 140.

Mon propriétaire est un homme de 30 ans. Il est grand, ses cheveux sont bruns. Il se sert de moi pour aller à son travail, et pour faire des courses. Il me soigne. Il fait très attention à moi pour ne pas avoir d'accidents. Il me lave une fois par semaine. Il m'astique, il me met de l'huile. Il m'emmène chez le garagiste pour me faire vérifier deux fois par mois.

Un jour mon propriétaire m'a emmené comme d'habitude chez le garagiste. Celui-ci a dit: "Il faut que je la garde un peu plus longtemps que d'habitude parce qu'il y a un problème dans le moteur". En effet, je me sentais un peu malade. Le garagiste a prêté une autre voiture à mon propriétaire pendant ce temps. Il a bien aimé cette Porsche que le garagiste venait juste de remettre en parfait état.

Deux jours plus tard, il est retourné chez le garagiste pour lui demander de contacter le propriétaire de cette voiture et lui proposer de l'acheter. Le lendemain, le propriétaire de la Porsche est venu au garage et ils ont échangé leurs voitures. Il trouvait la Porsche trop petite pour y faire monter toute sa famille. Moi j'étais triste de changer de propriétaire.

Les parents ne s'occupaient pas bien de moi. Heureusement les enfants s'occupaient très bien de moi et me lavaient trois fois par semaine. Ils m'astiquaient. Le père, lui, faisait quand même attention et m'emmenait au garagiste. Mais j'ai eu du mal à changer mes habitudes."

L'étayage de la rééducatrice, son aide matérielle (lui prêter sa main pour l'écrit), la stimulation qu'elle apporte par un questionnement qui invite le garçon à poursuivre, à préciser, prolonger ses idées, ont permis une création personnelle, de la part de celui-ci. On peut être surpris de la grande parenté avec le texte créé par Jacques 650 . Ces deux garçons, pourtant, ne pouvaient pas se connaître...

On pourrait relever de nombreux éléments d'identification et de projection dans ce texte. La consigne donnée à Kaled (personnifier un objet), se prêtait particulièrement bien à cela. C'est ce qu'il semble avoir fait, s'exprimant sous la forme d'un "double débrayage" selon l'expression des sémioticiens. La forme énonciative apparente: "je", est déjà en réalité, distanciée, car elle passe par un objet "il" supposé parler de lui-même. Ce n'est pas le sujet en effet qui parle de lui-même à la première personne, comme on peut le faire sous une forme d'un débrayage énonciatif 651 . Kaled met en scène nombre de ses préoccupations actuelles et passées. Les projections peuvent être cathartiques pour lui, dans la mesure où elles peuvent permettre l'expulsion et une mise en forme, une symbolisation, d'angoisses qu'il paraît éprouver.

Le choix, longuement réfléchi, d'une voiture, et de ce modèle qui semble le faire rêver, correspond à un intérêt normal pour un garçon de cet âge. Il affirme tout de suite par ailleurs le sexe masculin de cette voiture et la situe donc comme une première identification possible. La description qu'il en fait, très précise, admirative‚ évoque-t-il la transposition d'un Moi Idéal, par un phénomène de déplacement et de condensation, comme dans le rêve? On peut penser qu'il s'identifie également au conducteur, homme de trente ans, grand, brun... Est-ce une autre expression du Moi Idéal? Ce qu'il fait vivre à cette voiture est très proche de sa propre histoire. Des éléments évoquent peut-être la situation rééducative actuelle, ainsi que les différents "soins" qu'il a connus? Nous savons que ‘ "le dévoilement est la plupart du temps plus profond quand on peut se cacher à travers ce qui est issu de soi mais ne se présente pas comme soi."(DARRAULT et KLEIN, 1993, p. 60). L'objet qu'il met en scène, souffre des changements, s'inquiète, regrette le temps passé... Les changements dans la vie du garçon ont été souvent liés à de graves problèmes de santé: la proximité de la mort, les hospitalisations et séparations de la famille, et maintenant le handicap. Nous savons que lui-même a changé de parents. Il a dû changer d'école, une fois déjà, et l'adaptation lui a été difficile. Il a changé de rééducateur. Il est aujourd'hui angoissé à l'idée de devoir à nouveau changer d'école.

Le premier propriétaire craignait les accidents et tentait de s'en prémunir, mais la voiture tombe "malade" de façon imprévisible, malgré toutes les précautions prises, et les soins du garagiste. Elle est alors remplacée par un véhicule plus rapide, à l'aspect plus flatteur, et en parfait état, elle. Quelle est l'image de soi du garçon? Elle semble bien "entamée"...Qu'est-ce qui l'attend, lui, Kaled, qui n'est pas non plus "en très bon état"? Quel avenir? Voudra-t-on de lui? Qui voudra de lui? Symbolisation, déplacement, condensation, y sont à l'œuvre, comme dans le rêve. Ce sont les conditions de ce que l'on peut nommer, en référence à FREUD, ‘ un "transfert intrapsychique" (1915-1917, p. 422).

Ce texte est très riche, et peu importe d'en épuiser toutes les significations possibles, tous les symboles. Je ne renverrai d'ailleurs aucune de mes associations à Kaled. Je ne m'y autoriserais pas. Ma place, en tant que rééducatrice, n'est pas celle d'un ‘ "sujet de droit" 652 . Dans quel champ et à quel niveau vais-je pouvoir entendre Kaled? ‘ "Alors que le psychanalyste est formé pour travailler au niveau du ça où s'articule la dimension accidentée, et qu'il y travaille autant qu'il croit devoir le faire, le rééducateur, compte tenu de sa formation, s'astreint à travailler au niveau du moi. Il aborde la dimension accidentée d'une façon que j'appellerai "globale"." ’ (LEVINE, 1993-1, p. 18).

Ces associations resteront des hypothèses que je garderai en mon for intérieur, mais elles me permettront, peut-être, de comprendre un peu ce qui se joue pour le garçon dans son processus rééducatif. Ma position sera d'être attentive à ces pistes, si elles se confirment, ou à d'autres. Mes différentes fonctions de rééducatrice consistent en une fonction organisatrice des conditions du travail de construction ou de reconstruction de soi par Kaled, une fonction incitatrice, puis une fonction contenante, une fonction conteneur, une fonction d'étayage et d'accompagnement. Nous retrouvons ici différentes fonctions déjà rencontrées. Si ‘ "la propriété fondamentale du conteneur est de rendre possibles, tolérables et fructueuses, les projections imaginaires" ’, (KAES 1979, p. 69-70), il semble bien que Kaled a pu élaborer ici quelque chose de ses projections imaginaires.

Ma discrétion est donc de rigueur, pour ne pas risquer de détruire tout le travail de confiance mis en place, pour ne pas heurter les défenses et les résistances, et provoquer le repli et la méfiance, compromettre tout le travail d'élaboration, de métabolisation qui est en train de s'effectuer. Tout au plus lui renverrai-je quelques commentaires sur la forme de son texte, et sur l'intérêt que j'y ai trouvé. Je relèverai la facilité avec laquelle les mots lui sont venus, et soulignerai sa capacité de création nouvelle. Kaled se montre très fier de ses textes, et sensible à mes réactions. Ce renvoi dans le sens d'une restauration narcissique par rapport à sa capacité de production, dans le sens de sa croissance, se rapprocherait de ce que Ivan DARRAULT et Jean-Pierre KLEIN (1993, p. 247) nomment ‘ "une interprétation partiale" ’. Nous avons pu, cependant, parler ensemble de son angoisse actuelle par rapport au changement éventuel d'établissement.

L'élaboration de ce texte marque une nouvelle étape dans l'évolution de Kaled, révélant la possibilité retrouvée d'accès à l'imaginaire et à la capacité de création. L'illustration qu'il en propose au cours de la rencontre suivante, constitue une confirmation des mécanismes d'identification et de projection qui se sont produits à l'égard de cette voiture. Le fait que le véhicule ne soit pas entièrement colorié, ne prendra véritablement sens qu'avec un dessin ultérieur. Ces deux dessins complémentaires révéleront qu'une recherche de son identité, est bien en train d'être effectuée, de la part du garçon 653 .

Kaled (1) Changement de propriétaire.
Kaled (1) Changement de propriétaire. "Je suis une Renault 25. Bien que l'on dise toujours une Renault, je suis un garçon..."
Notes
650.

"Une moto de cross", texte rapporté dans le chapitre précédent:

651.

"Débrayage énoncif": débrayage produisant un énoncé centré sur le /il/ ailleurs / alors (personnage ou forme artistique). "Débrayage énonciatif": utilisation du /je/ ici/ maintenant ( c'est le /je/ traditionnel apparaissant dans le discours psychothérapique). D'après Ivan DARRAULT-HARRIS et Jean-Pierre KLEIN (1993, p. 48 et p. 60)

652.

"Sujet de droit": celui qui sait et qui règle ensuite, en fonction de ce savoir initial, le pouvoir et le vouloir. D'après Ivan DARRAULT-HARRIS et Jean-Pierre KLEIN (1993, p. 247).

653.

Ces dessins sont reproduits en page suivante.