2-6- Les résonances en soi, de l'imaginaire culturel.

"Voler" les secrets des adultes.

Fin septembre, Frédéric demande à refaire une poésie "comme l'année dernière". Et il ajoute: "En classe, je vote toujours pour en faire".

Je lis ensuite le conte de "Jean de Fer" 668 . Frédéric écoute très attentivement, jusqu'au moment où la princesse arrache le foulard qui cache les cheveux du "prince-jardinier", alors que celui-ci ne voulait pas se faire reconnaître. Elle dévoile alors son secret. Frédéric s'agite alors, va chercher de la pâte à modeler. Je lui demande s'il est fatigué, et s'il souhaite que nous continuions l'histoire lors de la séance suivante. "Non, on continue", dit-il.

Ce foulard arraché correspond-il, dans son imaginaire, au secret qu'il voudrait arracher à sa mère concernant la mort de son père? Il voudrait savoir, mais a peur de savoir, en même temps, ce secret d'adultes, pressentant sans doute qu'il le dépasse. Il semble bien que, comme le montre Bruno BETTELHEIM par exemple, le conte "parle" à l'imaginaire de l'enfant, et, d'une manière détournée, lui parle de lui. L'enfant peut y retrouver, exprimés, élaborés, des sentiments et des désirs refoulés, enfouis en lui.

Lors de la séance suivante, Frédéric évoque cette histoire. Je l'invite à redire ce dont il se souvient. Il se remémore tous les détails, sauf un. Il s'agit de l'épisode de la clef volée par le garçon sous l'oreiller de la mère, clef qui va ouvrir la cage de "Jean de Fer". Lorsque je le lui fais remarquer, il répond: "Ah oui, j'ai oublié!"

Nous parlons alors, en lien avec l'histoire, des épreuves inévitables qu'un garçon doit dépasser pour "devenir grand". Frédéric se remémore la mort de ses chiens, ou son inquiétude quand ils ont été blessés. La mort des chiens le conduit à reparler de la mort de son père.- "Je ne me rappelle pas de lui, j'avais six ans, mais il y a des photos. Ma maman veut bien que je les regarde, mais moi j'y tiens pas....ce qui m'embête surtout, c'est que je ne sais pas pourquoi il s'est suicidé. Ma maman non plus. Je le lui ai demandé. Ou elle le sait pas, ou elle ne veut pas me le dire. Mon pépé et ma mémé non plus ne savent pas.

Je tente de lui dire que les adultes n'ont pas toujours les réponses à ces questions-là, que ce n'est pas facile à accepter, mais qu'il y a des questions sans réponses. Son père lui-même, peut-être, ne savait pas exactement lui-même. Souvent, les gens qui se suicident sont malades dans leur tête, ils ne sont pas vraiment eux-mêmes, au moment où ils se suppriment.

Frédéric demande à ce que je lui raconte à nouveau l'histoire, et veut l'écrire. Je lui conseille de se limiter à un passage du conte, de son choix.

Est-ce fortuit de sa part, d'avoir "oublié", deux épisodes dans lesquels il était question de secrets, et, de plus, dans un de ceux-ci, d'une clef secrète volée à la mère?. La mère de Frédéric détient peut-être le secret de la mort de son père? J'avais proposé ce conte à Frédéric, parce qu'il met en scène la victoire de la vie sur la mort, et les nécessaires épreuves d'un garçon pour atteindre la maturité. De nombreux symboles y figurent, dont ceux, justement, concernant les secrets dévoilés. Le fait que le garçon se souvienne très bien de l'histoire, excepté des deux péripéties qui concernent le secret, montre qu'il a bien "entendu" les messages de ce conte. Il semble qu'à partir du moment où nous avons pu parler de cette mort du père une première fois, et bien qu'il soit toujours sur la défensive, Frédéric puisse à présent aborder le sujet, et verbaliser son angoisse, et surtout son ambivalence: savoir et ne pas savoir. Sa mère "savait-elle" des choses qu'elle refusait de lui dire? Il y avait cet interdit de parole avec elle, à ce sujet, qu'elle avait en quelque sorte posé, et qu'il s'était lui-même donné. Même s'il lui était arrivé de la questionner, il ne le faisait plus. Le renvoyer à lui-même, à sa maturité, à l'acceptation possible de questions qui restent sans réponses, c'était évoquer toutes les énigmes qui ne trouvent pas de réponses, les points de butée, les limites de la connaissance de toute personne humaine, limites à laquelle la rééducatrice se trouve confrontée, elle aussi.

Je m'interrogeais sur la manière de parler à la mère à propos de ce tabou de parole entre elle et son fils, comment l'inciter à lever celui-ci, sans dévoiler les propos de Frédéric en séance. Par le cadre rééducatif posé, je m'étais engagée auprès de celui-ci à la discrétion vis à vis de ce qu'il faisait ou disait en rééducation. Il était préférable, pensais-je, que ce soit elle qui rompe ce silence, puisque c'est elle qui avait fermé la parole. Comment remplir la fonction de tiers entre l'enfant et la famille, sans trahir l'enfant, sans dévoiler ce qui se jouait pour lui dans l'espace-temps rééducatif?

Notes
668.

GRIMM "Jean-de-Fer" in Contes, 1989 Gallimard, coll. Folio, 404 p., p. 291 à 302.