2-8- Des mots ont manqué. L'imaginaire comme espace de recours.

Je raconte à Frédéric le conte "Billy et son taureau" 669 . Frédéric est très attentif au cours de cette histoire. Il semble captivé, et ne fait exceptionnellement rien de ses mains pendant ce temps. Frédéric dit que "cela va mieux en classe" pour lui, à présent. Nous parlons de ce qui peut empêcher de bien travailler à l'école.

F: - Moi, ça a été la mort de mon papa...et puis surtout l'accident de ma maman; ça, ça m'a beaucoup inquiété et ça m'a empêché de travailler. J'y pensais tout le temps et j'avais peur qu'elle reste paralysée. C'était ma mémé qui me gardait et elle ne me disait pas...

J:- Tu avais vu ta maman?

F: - Oui, mais je savais pas bien, aussi je me faisais toujours du souci et maintenant ça m'inquiète toujours.

J: - Tu en as parlé avec ta maman?

F: - Oui, il y a quelque temps...c'est elle qui en a parlé.

J: - Et cela t'a fait du bien?

F: - Oui, un peu. Mais je n'aime pas qu'on en parle...J'essaie de ne pas y penser...Mais c'est surtout l'accident de ma maman qui m'a tracassé...

J: - Et cela, tu lui en as parlé, tu le lui as dit?

F: - Non.

Je lui renvoie qu'il peut toujours essayer de n'y plus penser, mais que ce n'est pas la même chose d'être obligé de tout garder dans sa tête jusqu'à ce que cela fasse mal, ou bien de pouvoir en parler si on en a besoin...

Ainsi, Frédéric, tout en déclarant qu'il "essaie de ne pas y penser", évoque de lui-même cette énigme de la mort de son père. Sa mère a donc dit quelque chose à ce sujet. Frédéric confirme cependant notre hypothèse que ce qui a fait traumatisme, c'est l'accident de la mère, et l'angoisse qui y était attachée. Je découvre ainsi un autre "non-dit": celui qui concernait une paralysie éventuelle de la mère. C'était peut-être une autre question à laquelle les adultes ne pouvaient pas apporter de réponse immédiate? Il semblerait que, quoi qu'il en soit, beaucoup de mots ont manqué pour l'enfant, autour de ces événements dramatiques, et que, de ce fait, il n'a pas pu les élaborer. D'où la seule solution, inefficace, qu'il a tenté de mettre en place pour se défendre de l'angoisse: tenter de les refouler. C'est ce qu'il explique à sa manière aujourd'hui. Ses symptômes: agitation et instabilité psychomotrice, étaient les effets, les décharges motrices, de ce qui avait échappé au refoulement, et qui n'avait pu être sublimé dans des apprentissages, par exemple.

Lors de la rencontre suivante, Frédéric me demandera si l'on a terminé de raconter l'histoire : "Billy et son taureau". Il sera capable de tout raconter en détail, sauf un: le garçon doit se tailler une ceinture dans la peau de son ami le taureau, quand celui-ci est mort, pour devenir très fort. Il me demande alors de lui raconter à nouveau l'histoire, et il veut que je lui écrive le titre du livre sur un papier: il veut l'acheter. Frédéric, pendant ma lecture, se promène dans la pièce, mais écoute. Il paraît très touché, comme à la première lecture, par la mort du taureau.

Ce conte semble avoir eu des résonances dans l'imaginaire de Frédéric, et lui avoir apporté quelque chose, puisqu'il souhaite l'entendre à nouveau et même le conserver, "en achetant le livre".

Notes
669.

Rapporté par Miss Sara CONE BRIANT Comment raconter des histoires à nos enfants, tome 2, Fernand Nathan, p. 260 à 271 (Conte irlandais).