Bien que l’homme ne soit jamais resté oisif, la notion de travail (activité nécessaire à l’accomplissement de quelque chose) est récente.8 Mais cette conception du travail peut ellemême être comprise de diverses façons. Dans un sens large, le travail est toute activité qui produit des objets ou des services qui ont une valeur d’usage.9 En ce sens, en réalisant des tâches pour le compte d’un employeur, au même titre qu’en bricolant, tout comme en prenant une douche, ou encore en préparant un repas ou enfin en étudiant pour obtenir un diplôme, un travail est accompli. Dans un sens intermédiaire, le travail est une activité qui produit quelque chose qui a de la valeur pour autrui. Dans cette approche, le temps passé à prendre une douche est exclu mais, en revanche, est inclus le travail ménager qui a une valeur propre pour la famille.10 Enfin, dans un sens étroit la notion de travail est celle de travail rémunéré, c’estàdire une activité produite dans un cadre économique donné créateur de richesses. Au sens économique, la notion de travail semble apparaître au moment où le travail est traité comme une marchandise, c’estàdire susceptible d’échanges, vraisemblablement au moment où l’homme peut disposer librement de sa force de travail. Sur le plan juridique, on peut penser qu’il est tenu compte, a priori, du caractère économique du travail. En effet, le travail est défini comme une relation entre sujets de droit à propos de leur propre activité professionnelle.11 Toutefois, les situations d’activités professionnelles sont hétérogènes et le droit du travail n’est pas le droit qui régit la totalité des activités professionnelles. Ainsi, bien que la frontière entre les catégories soit difficile à tracer avec netteté, le régime de l’activité professionnelle est dual ; le travail s’exerce à titre dépendant ou à titre indépendant.12 La distinction est essentielle ; elle est aussi récente, non sans rapport avec le sens moderne du travail. Le droit du travail ne concerne donc que le travail de personnes physiques qui se placent, pour son exécution, dans un rapport de commandement et d’obéissance. Mais la notion de « travail » n’a pas encore rencontré celle « d’emploi ».
Si « l’invention » du travail est récente, celle de l’emploi est encore plus proche de nous. La loi des 2 et 17 mars 1791 a proclamé la liberté pour toute personne d’exercer telle profession, art ou métier qu’elle trouvera bon, mais la question du travail salarié ne se pose pas directement, ce que traduit bien le Code civil de 1804. Le travail était, en effet, traité comme une chose, la relation de travail étant présentée comme une opération de louage.13 Tout se passait comme si la relation marchande portant sur le travail effaçait la personne.14 Cependant, l’industrialisation croissante a notamment conduit à poser la question de la personne au travers de la notion de risque professionnel en raison des nombreux accidents du travail.15 L’Etat dut réagir, et on peut penser qu’il y a là une étape importante du rapprochement de la notion de travail à celle d’emploi. En effet, même si au 19ème siècle l’idée contemporaine d’un marché du travail peut sembler anachronique (l’institution du marché est alors secondaire dans la vie économique), l’intervention de l’Etat contrarie bien le postulat fondamental du libéralisme économique selon lequel le libre jeu des initiatives individuelles est réputé assurer le meilleur ordre possible. Des règles de droit, indispensables à la constitution de tout marché,16 s’imposent, elles vont assurer la protection de l’individu au travail et la régulation de la concurrence entre les entreprises. Les premières lois industrielles l’attestent : le corps de l’individu est protégé (loi du 22 mars 1841 relative au travail des enfants et loi du 19 mai 1874) mais, en même temps, un système de police du travail avec l’instauration du livret ouvrier (21 mai 1851 et 26 juin 1854) est mis en place. Aussi, il convient de bien mesurer la portée de cet interventionnisme, il reste à la marge. La réglementation a pour finalité de s’intéresser avant tout à la richesse produite par le travail et, seulement par contrecoup, aux travailleurs mais pour mieux garantir la reproduction de la force de travail.17 L’Etat ne cherche à assurer que le fonctionnement de l’économie. Pourtant, à partir de 1850 la perspective se modifie. La sécurité des travailleurs devient essentielle et, comme le montre M. Ewald, elle ne dépend plus du devoir moral du patron mais elle prend rang comme droit garanti par l’Etat qui assure la gestion des institutions de secours.18 Il est d’ailleurs entendu que la loi du 9 avril 1889 relative aux accidents du travail fixe également l’acte de naissance du droit du travail.19 Désormais, il ne semble plus possible de penser le travail en dehors de la protection sociale qui s’y attache.20
On peut estimer qu’au début du 20ème siècle le travail a changé. Il se structure autour d’un statut, le salariat, qui s’organise autour de trois unités : une unité de lieu (l’entreprise), une unité de temps (temps du travail avant de devenir temps du contrat21) et une unité d’action (le contrat de travail). Cette transformation du salariat opère l’amalgame entre le travail salarié et l’emploi mais il ne sera total qu’après la seconde Guerre Mondiale. En effet, la constitution du rapport salarial autour de l’emploi suppose que soient réunies des conditions (définition précise de la population active, fixation du travailleur à un poste de travail dans l’entreprise, inscription de la relation de travail dans un droit du travail)22 qui ne le sont pas en raison notamment de l’instabilité de la maind’oeuvre dans un pays encore à dominante rurale et artisanale.23 De même que les entreprises tentent de stabiliser la maind’oeuvre nécessaire à la nouvelle organisation du travail, les interventions de l’Etat vont concourir à cet objectif.24 En somme, comme le souligne M. Gorz l’entreprise, fonctionnant sur un mode de régulation « fordiste », devient un lieu d’intégration sociale,25 qui met au centre des rapports sociaux l’emploi lequel « opère une double conciliation entre, d’une part, l’individuel et le collectif (par des mécanismes juridiques de solidarité) et, d’autre part, le temps de l’échange et le temps de la vie (par le statut professionnel inhérent à l’emploi). Le travail est arraché à son état de marchandise pour en faire un élément de l’identité des personnes. »26
La transition entre le travail et l’emploi est donc la marque d’une rupture entre la simple activité utilisée pour l’accomplissement d’une tâche rémunérée (travail marchandise) et celle de statut qui génère des droits sociaux.27 L’emploi s’organise donc autour d’unités de temps, de lieu et d’action, ses acteurs en sont l’entrepreneur (créateur d’emploi), le salarié (titulaire d’un emploi dans l’entreprise) et l’Etat qui va agir sur le marché du travail et y interférer plus ou moins directement. On doit cependant observer que l’évolution progressive du travail vers l’emploi est le fruit d’une mise en perspective. On peut ainsi retenir que l’emploi est un objet construit, qu’il est une facette du travail. Ce constat semble assez manifeste du point de vue du droit positif. On peut ainsi remarquer que le Code du travail ne définit pas le travail, objet qu’il a pourtant vocation à saisir ; en revanche, le Code du travail traite assez souvent de l’emploi.
Sur la signification du vocable « travail », cf. Dictionnaire de la langue française, Robert ; A. SUPIOT, Critique du droit du travail, P.U.F., les voies du droit, 1994, spéc., introduction. C’est, sembletil, au 16ème siècle que l’idée de transformation l’emporte sur celle de peine ou de fatigue.
Dictionnaire économique et social, Hatier. Le travail « est l’ensemble des actions que l’homme, dans un but pratique, à l’aide de son cerveau, de ses mains, d’outils ou de machines, exerce sur la matière, actions qui à leur tour, réagissant sur l’homme, le modifient », G. Friedmann in Traité de sociologie du travail.
Dictionnaire économique et social, Hatier.
Vocabulaire juridique Cornu, Travail. Qualifiée de « professionnelle », l’activité est déjà une catégorie du concept plus général d’activité. Toute activité n’est pas un travail, en ce sens F. GAUDU, « Travail et activité », Dr. Soc. 1997, 119 ; L. CASAUX, La pluriactivité ou l’exercice par une même personne physique de plusieurs activités professionnelles, L.G.D..J., 1992, Tome 231.
G. LYONCAEN, Le droit du travail non salarié, Sirey 1990, introduction.
Articles 1779, 1780 et 1781 du Code civil. G.H. CAMERLYNCK, Traité de droit du travail, le contrat de travail, Dalloz 1982, introduction. La distinction est ancienne, le droit romain opposait la locatio operaris (contrat d’entreprise) et la locatio operarum (contrat par lequel un homme s’engage à effectuer un travail pour le compte et sous la direction d’une autre personne).
Voir notamment, A. SUPIOT, Critique du droit du travail, P.U.F., les voies du droit, 1994, spéc., p. 70 et suiv.
Sur ce point, se reporter notamment à J. LE GOFF, Du silence à la parole. Droit du travail, société, Etat (18301989), p. 47 et suiv.
Notamment à propos du marché du travail, F.GAUDU, « L’organisation juridique du travail », Dr. Soc. 1992, 642.
C’est le travail des enfants et des femmes (incapables juridiques c’estàdire qui n’ont pas de liberté) qui est réglementé, pas celui de l’homme !
On remarquera que la France est en retard par rapport à l’Allemagne de Bismarck qui a organisé à partir de 1880 un système d’assurance sociale obligatoire pour la maladie (1883), les accidents du travail (1884), et la vieillesse invalidité (1889). Il est vrai que la loi française du 9 avril 1898 a mis dixhuit ans pour être votée (projet de loi déposé par Martin Nadaud le 29 mai 1880). Il est aussi vrai que la Cour de cassation avait dès 1896 condamné des employeurs à verser des indemnités à la suite d’un accident du travail. Enfin, on soulignera que le mouvement ouvrier mutualiste se méfie de l’intervention de l’Etat en matière de protection sociale.
J. LE GOFF, ouvrage précité ; F. EWALD, Histoire de l’Etat Providence. Les origines de la solidarité. Livre de poche, 1996 ; Accidents du travail et maladies professionnelles, centenaire de la loi du 9 avril 1898, Dr. Soc. 1998, numéro spécial.
En ce sens LE GOFF, ouvrage précité, v. également les travaux parlementaires relative à la loi de codification de1910 D. 1910, IV., p ; 105 et suiv. « Le travail ne doit pas être assimilé à une chose, le travail n’est pas une chose comme la maison, c’est un acte, une action comme le prêt, la vente et l’on doit pouvoir dire contrat de travail (...). » M. Ewald observe qu’à la fin au 19ème siècle le Droit civil est considéré comme un droit complètement dépassé. Le Droit du travail naissant va être pour les juristes un terreau pour créer un nouveau Droit et voir comment il va se développer. « Au Droit naturel succède le Droit social ». F. EWALD, article précité, voir aussi, EWALD, Histoire de l’Etat Providence. Les origines de la solidarité. Livre de poche, 1996.
Infra n°66 et suiv., spéc. n°90 et suiv.
En ce sens R.SALAIS et alii, L’invention du chômage, P.U.F., 1986 ; R. CASTEL, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Fayard 1995, p. 320 et suiv. L’auteur fait remarquer que la condition salariale existe sans doute antérieurement, mais c’est l’industrialisation, la grande entreprise, qui fonde le salariat comme fait social.
En 1950, à peine trois actifs sur cinq étaient salariés, aujourd’hui le salariat représente plus de 80% de la population active. En 1949, le secteur agricole occupe encore 29.1% de la population active. Sources : L’économique française face aux défis mondiaux, J. et G. BREMOND, Hatier ; Alternatives Economiques 1996, n°140.
Des dispositifs divers vont permettre de stabiliser la maind’oeuvre, stabilisation nécessaire au travail dans « la grande entreprise » : dès 1891 est créé l’Office du travail ; les conventions collectives vont accorder des droits nouveaux, l’ouvrier n’est plus payé à la tâche mais à l’heure puis progressivement les salaires seront mensualisés et le SMIG est institué en 1950, instauration de participation. Le travail devient un rythme social même si au départ il n’était pas un fait social. par exemple avec l’organisation du placement gratuit (Loi du 14 mars 1904).
A. GORZ, Métamorphoses du travail. Quête du sens, Galilée, 1988, p. 63 et suiv. Le salarié est devenu un travailleur consommateur.
A. SUPIOT, « Du bon usage des lois en matière d’emploi », Dr. Soc. 1997, 229.
Il est topique de remarquer qu’une branche « l’économie du travail » se détache de l’économie dans les années quarante. Voir B. GAZIER, Economie du travail et de l’emploi, Précis Dalloz, 1991, spéc., introduction.