1 De la stabilité du travail à la protection de l’emploi du salarié

«‘ La perte de l’emploi est le risque le plus grave qui pèse sur la sécurité du travailleur salarié’. »41 Il aura pourtant fallu attendre la loi du 13 juillet 1973 pour qu’il soit porté atteinte au principe selon lequel le droit de rompre le contrat de travail est un droit sans condition.42 Il est effectivement remarquable que dans la construction du droit du travail la question de l’encadrement de la rupture du contrat par l’employeur n’a été abordée que si tardivement. Cela ne devrait, en réalité, pas surprendre si on veut bien retenir la mutation du travail en emploi. Sur le plan des relations individuelles, l’intervention législative s’oriente dans la protection de la personne au travail et, lorsque le travail en situation fait l’objet de règles, elles ont pour fonction d’organiser l’orientation de la maind’oeuvre sur le marché du travail. Ce qui importe alors est la stabilisation de la maind’oeuvre au profit de l’entreprise. Cet objectif auquel répond l’intervention de l’Etat trouve écho dans la doctrine. Ainsi, lorsque Pic parle de stabilité de l’emploi voire d’obligation de travail pour les valides la justification est l’intérêt de la nation.43 De même, lorsque Durand évoque la propriété de l’emploi, il relève certes que la permanence de l’emploi contribue à la dignité de la personne mais la stabilité de l’emploi doit permettre une meilleure organisation de l’entreprise.44

En droit du travail, si la protection de la personne au travail et la mise en place d’une protection sociale sont indéniables, si le statut collectif des salariés dans l’entreprise s’organise, en revanche, la finalité de protection de l’emploi fait défaut. Ainsi que le relève M. Le Goff, la situation du salarié, en ce domaine, est plus proche d’une situation de « déprotection ».45 Il est ainsi topique d’observer, qu’au début du siècle, alors que l’ajustement des effectifs aux évolutions de la production laisse des milliers de personnes sans travail, l’institution du délaicongé est considérée comme un élément de la protection du salarié.46 On remarquera encore que si la maladie de courte durée du salarié suspend l’exécution du contrat de travail, il demeure que la maladie du salarié peut, par sa prolongation, devenir un cas de force majeure entraînant la rupture du contrat de travail.47 On pourrait néanmoins objecter que l’article 23 alinéa 7 du Code du travail (actuel article L. 12212) est destiné à procurer aux salariés des emplois plus stables.48 En réalité, l’objection est de portée limitée parce que ce texte tend d’abord à favoriser la stabilité de la maind’oeuvre lors d’un changement de propriétaire des moyens de production afin d’assurer la continuité de l’exploitation. Ainsi encore, lorsque l’ordonnance du 24 mai 1945 introduit l’autorisation administrative de licenciement, son objectif est de contrôler les mouvements de maind’oeuvre afin d’en assurer une répartition harmonieuse et, si le congédiement doit être porté à la connaissance de l’administration, c’est pour vérifier que la gestion de l’emploi était conforme aux objectifs de la politique économique de la zone d’emploi où se situe l’entreprise.49 Enfin, fautil rappeler que l’employeur décide seul de l’organisation de l’entreprise, il informe néanmoins le comité d’entreprise, mais il n’a pas à rendre compte a posteriori de ses décisions, peu important qu’elles conduisent au licenciement de tout le personnel d’un établissement ; c’est ce que rappelle avec force la Chambre sociale de la Cour de cassation dans l’arrêt Brinon du 31 mai 1956.50

La sécurité de l’emploi n’est pourtant pas une revendication nouvelle, mais la question est restée au second plan de l’évolution du droit du travail. L’expansion du salariat, construit après la seconde guerre mondiale sur le modèle du contrat à durée indéterminée, assure une stabilité de fait à la relation de travail procédant plus d’une rationalité économique (besoin de stabiliser la maind’oeuvre dans l’entreprise) et d’une conjoncture économique favorable que d’une construction juridique. Ainsi, alors même que le marché du travail connaît d’importants changements, les secteurs en expansion, notamment le secteur tertiaire, absorbent les destructions de l’agriculture, du secteur du textile ou des bassins houillers.51 Comme le remarquent MM. Marchand et Thélot, pendant la période dite des « Trente Glorieuses » (19451975), l’économie française est en « plein emploi » sinon en « suremploi » devant même faire appel à la maind’oeuvre étrangère afin de satisfaire l’offre de travail.52 Si le chômage existe, c’est un chômage de transition, d’adaptation aux évolutions techniques.53 A cet égard, il est significatif d’observer que l’ancienneté dans le chômage est en moyenne de quatre à cinq mois,54 et que l’intervention de l’Etat est à même d’assurer la reconversion professionnelle des travailleurs, laquelle s’effectue hors des frontières de l’entreprise.55 En somme, la spirale vertueuse du plein emploi a permis de garantir sinon la sécurité de l’emploi dans l’entreprise du moins, par le jeu de la mobilité professionnelle, la sécurité économique. Le système du plein emploi s’est satisfait de la stabilité de la relation de travail comme mode de régulation du marché du travail (emploi macroéconomique) plus que de la protection de l’emploi microéconomique. Les enjeux ont changé.

Notes
41.

J. RIVERO et J. SAVATIER, Droit du travail, P.U.F. 1993, 13ème éd., spéc., p. 465.

42.

Article 1780 du code civil, « le louage de service fait sans détermination de durée, peut toujours cesser par la volonté d’une des parties contractantes. »

43.

PIC et KREHER, Le nouveau droit ouvrier français, L.G.D.J., 1943, n°13.

44.

P. DURAND, Traité de Droit du travail, Tome II, Dalloz 1950, n°49. On soulignera que le terme « emploi » signifie impliquer dans (implicare).

45.

J. LE GOFF, ouvrage précité, spéc., p. 176.

46.

CAPITANT et CUCHE, « L’effet le plus choquant du droit de la résiliation est de briser la convention, sans que l’autre partie ait été prévenue d’avance, sans qu’elle ait pu conclure avec un tiers un contrat destiné à remplacer celui qui prend fin », Cours de législation industrielle, 1921, p. 283.

47.

Cass. Soc. 14 oct. 1960, « Le Figaro », J.C.P. 1961, II, 11985. Sur l’évolution de la jurisprudence, infra n°323 et suiv.

48.

Cass. Civ. 27 fév. 1934, « Goupy », DH 34, 252, Les grands arrêts, Sirey 1978, p. 104 ; (art. 23 al. 7 du Code du travail, issu de la loi du 20 juillet 1928). Voir infra n°39 et suiv. et n°268 et suiv.

49.

Infra n°336 et suiv. D. BALMARY, « Le droit du licenciement économique estil vraiment un droit favorable à l’emploi ? », Dr. Soc. 1998, 131.

50.

Tribunal civil Etampes, 24 juin 1954, J.C.P. 1954, II, 8256 ; Paris, 14 déc. 1954, J.C.P. 1955, II, 8559, note BRETHE DE LA GRESSAYE ; Cass. Civ., sect. soc., 31 mai 1956 (arrêt de cassation) D. 1958, Jurisp., 21, note LEVENEUR, J.C.P. 1956, II, 9397, note, EISMEIN, Dr. Ouv. 1957, 1, note LYONCAEN, Grands arrêts, n°79, « (...) l’employeur qui porte la responsabilité de l’entreprise est seul juge des circonstances qui le déterminent à cesser son exploitation, et aucune disposition légale ne lui fait l’obligation de maintenir son activité à seule fin d’assurer à son personnel la stabilité de son emploi, pourvu qu’il observe, à l’égard de ceux qu’il emploie, les règles édictées par le Code du travail (...). » Voir encore Cass. Soc. 6 mai 1975, Bull. V., n°234.

51.

Entre 1954 et 1962, 1 717 000 emplois sont supprimés mais 1 825 000 sont créés. Voir notamment, M. POCHARD, L’emploi et ses problèmes, Que saisje ? P.U.F., 1976 ; L’économique française face aux défis mondiaux, J. et G. BREMOND, Hatier ; O. MARCHAND et C. THELOT., Le travail en France (18002000), Essais et Recherches, Nathan, 1997.

On observera que dans le secteur de l’agriculture la destruction massive d’emplois a correspondu à une augmentation considérable des gains de productivité. La crise de l’emploi estelle une crise de productivité trop importante ? La productivité augmente aujourd’hui moins, en moyenne, que par le passé (2% contre 4 à 5% dans les années soixante).

52.

O. MARCHAND et C. THELOT., ouvrage précité, p. 71 et suiv.

53.

Evolution du nombre de chômeurs : 1896 : 2700 000 ; 1906 : 238 000 ; 1936 : 865 000 ; 1946 : 120 000 ; 1955 : 377 000 ; 1962 : 245 000 ; 1968 : 560 000 ; 1974 : 673 000. Source : ibid. p. 77.

54.

En 1996, en moyenne 15 mois.

55.

Infra n°338 et suiv.