Les offres d’emplois des entreprises, les demandes d’emplois des travailleurs constituent le marché du travail. Les travaux des économistes ont montré qu’il n’y a pas un seul marché du travail mais plusieurs, lesquels sont cloisonnés. La frontière de partage résulte de la qualification professionnelle. Le terme de « qualification » renvoie ici à l’idée d’appréciation qualitative tant du travailleur que de l’emploi à pourvoir.595 A cet égard, la qualification professionnelle, entendue dans cette double dimension, est au coeur de l’emploi.596 En premier lieu, la qualification professionnelle du travailleur désigne l’aptitude d’une personne à occuper un emploi, celui qui lui est confié.597 Cette qualification professionnelle est personnelle au travailleur.598 Elle résulte généralement de sa formation initiale complétée par son expérience professionnelle. Ce sont les qualités de cette compétence individuelle que le travailleur sera amené à faire valoir lors d’une phase de recrutement. L’acquisition d’une qualification professionnelle est essentielle et promue au rang de droit constitutionnel. Le préambule de la Constitution de 1946 dispose en effet dans son alinéa 13 que «‘ la Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture’ ». Ce droit est mis en oeuvre par la loi, laquelle institue une obligation nationale de formation professionnelle continue qui a pour objet de « ‘permettre l’adaptation des travailleurs au changement des techniques et des conditions de travail, de favoriser leur promotion sociale par l’accès aux différents niveaux de culture et de la qualification professionnelle et leur contribution au développement culturel, économique et social’ ».599 Ainsi comme le souligne l’article L. 9003 du Code du travail « ‘tout travailleur engagé dans la vie active ou toute personne qui s’y engage a droit à la qualification professionnelle et doit pouvoir suivre, à son initiative, une formation lui permettant, quel que soit son statut, d’acquérir une qualification correspondant aux besoins de l’économie prévisibles à court ou moyen terme (...)’ ». Les besoins de l’économie sont aussi ceux de l’entreprise, c’est le second volet de la qualification professionnelle. Il ne s’agit plus ici de la qualification du travailleur mais de la qualification du travail. La qualification du travail est techniquement celle de l’emploi à pourvoir c’est-à-direla mesure du degré de l’activité technique et intellectuelle à déployer afin que les tâches qui composent l’emploi puissent être accomplies.
Théoriquement c’est de cette rencontre, entre qualification personnelle et qualification du travail, de leur concordance, que sera définie la qualification conventionnelle ou contractuelle du salarié ; elle est le lien entre la qualification de la personne et la classification des emplois.600 Cette qualification va correspondre à la qualification attribuée au travailleur lors de l’embauche, c’est une opération propre à l’entreprise dont les droits et les obligations des parties vont dépendre. En ce sens, comme l’ont souligné de nombreux auteurs, elle domine l’organisation des relations de travail,601 (Section 1). Les effets de la qualification professionnelle sont déterminants quant à l’exécution du contrat de travail. Il semble effectivement que la qualification professionnelle détermine le contenu des droits et obligations des parties au contrat (Section 2). Qualification professionnelle et l’emploi sont irréductibles l’un à l’autre ; on peut penser qu’ils sont des composantes du contrat de travail.
A titre d’exemple, il existe un marché du travail des ingénieurs, lequel se subdivise en marché du travail des informaticiens parmi eux certains ayant pour spécialité tel ou tel type de machine, ou un type de problème particulier (conception de logiciels, maintenance de réseaux). On peut aussi opérer une distinction structurante d’un marché par rapport à l’ancienneté, ingénieurs débutants et ingénieurs expérimentés.
Monsieur Supiot relève cette dualité en soulignant que « la notion de qualification professionnelle est ambiguë car elle sert aussi bien à désigner une qualité de la personne (sa compétence professionnelle) que la nature des prestations dont la personne est débitrice », « la qualification se substitue alors à l’objet certain qui fait la matière de l’engagement » ; in Critique du droit du travail, P.U.F., les voies du droit, 1994, spéc. pages 121 et 122.
J. YUNG HING, Aspects juridiques de la qualification professionnelle, thèse Toulouse, 1982, éd. C.N.R.S. 1987.
La qualification professionnelle du travailleur a connu dans son aspect qualitatif de profondes mutations et a corrélativement modifié la structure des sociétés industrielles. Elle a, en effet, été à l’origine de la reconnaissance des métiers, notion qui impliquait une compétence particulière proche de l’art. Le compagnon était un compagnon de l’art. Il réalisait pour obtenir la maîtrise un ouvrage d’art. Mais le métier n’a pas résisté à l’organisation taylorienne du travail, qui en segmentant les tâches, a déconstruit cette cohérence d’agrégation des compétences autour de la mise en oeuvre de la qualification professionnelle du travailleur. L’organisation moderne du travail a de même fait disparaître la notion d’autonomie dans le travail, et a conduit à rejeter le métier hors de l’entreprise. C’est aujourd’hui l’apanage de l’artisan ; l’artisan est un travailleur indépendant qui vit du produit de son travail manuel, ce qui implicitement suppose la mise en oeuvre d’une qualification propre.
Article L. 9001 du Code du travail.
Ce constat a largement été souligné par la doctrine qui remarque que cette concordance est plus théorique que pratique (notamment, P. DURAND, Traité de droit du travail, t. 1, n°44 et suiv. ; M. DESPAX, « La qualification professionnelle et ses problèmes juridiques », J.C.P. 1962, Doct. 1710 ; M. DESPAX et J. PELISSIER, La gestion du personnel, aspects juridiques, t. 1, 2ème éd. Cujas, n°84 et suiv. Sur le plan juridique, le salarié ne peut obtenir réparation du préjudice résultant de cette discordance entre sa qualification personnelle et la qualification contractuelle qui lui a été reconnue, Cass. Soc. 2 juill. 1974, Bull. IV., n°399, « Le salarié n’a aucun droit à obtenir un poste conforme à sa formation et à son expérience personnelle à moins qu’une convention collective ou même les usages ne prévoient pour l’employeur de tenir compte de ces facteurs au moment de l’embauche. »
Sur le plan économique, les conséquences de cette inadéquation entre offre et demande ne sont pas sans poser de nombreux problèmes. Ainsi, des études de l’I.N.S.E.E. font clairement ressortir que sur près de trois millions de chômeurs environ un million de demandeurs d’emploi sont peu ou pas qualifiés et que leurs demandes s’accordent mal avec la tendance croissante de l’élévation du niveau de qualification des postes de travail, à laquelle a répondu la montée du niveau général de la formation même si encore un emploi sur cinq est considéré comme requérant peu ou pas de qualification (source Emploi et chômage des non qualifiés en France, Economie et statistique, n°273, 199394). Le constat qui s’impose est que, sembletil, ce n’est pas le manque d’emplois qualifiés qui est cause de chômage pour cette frange de travailleurs, mais c’est au contraire la pénurie de postes qualifiés qui conduit les travailleurs les plus qualifiés à se rabattre sur des emplois qui le sont moins. Cette tendance s’observe de façon plus éclairante encore dans le secteur public où une sur qualification des postulants aux concours est soulignée.
Dans le sens de cette définition instrumentale, voir notamment : P. DURAND, Traité de droit du travail, t. 1, n°44 et suiv., « La qualification personnelle exerce une influence profonde sur la condition juridique du salarié et elle forge également son statut professionnel. » ; G.H CAMERLYNCK, Traité de droit du travail, le contrat de travail, Dalloz 1982, n°176 et suiv. ; N. CATALA, Traité de Droit du travail, L’entreprise, Dalloz 1980, n°12 et suiv.