L’exigence de la protection de l’emploi dans le droit du travail invite liminairement à rechercher le fondement de cette orientation nouvelle. Sans qu’il soit utile d’analyser le mouvement économique des pays industrialisés, même pour le juriste, le constat de l’évolution croissante du chômage s’impose : passant, pour la France, d’environ sept cent mille personnes en 1968 à plus de trois millions en 1996.896 Les règles de droit du travail ne pouvaient manifestement pas ne pas tenir compte de l’évolution du contexte économique. Comme le soulignait un auteur en 1988, « le droit du travail doit favoriser l’emploi et non lui nuire. »897 Pourtant si cette ligne d’analyse s’impose plus encore aujourd’hui, on doit bien constater qu’elle implique une évolution remarquable, non achevée d’ailleurs, d’équilibre, au sein de notre société, entre l’entreprise et l’intérêt général. Ainsi, la protection de l’emploi dans l’entreprise ne peut se départir d’un débat de fond sur les fonctions de cette dernière, sur les conflits d’intérêts en présence et partant sur le pouvoir et son exercice par le chef d’entreprise. Le rapport demandé par le Président de la République en 1975 ayant pour thème la réforme de l’entreprise rendait déjà compte de ces interrogations.898 Il était remarqué que si l’entreprise a bien une fonction essentielle dans nos sociétés industrialisées, parce qu’elle est la base de notre économie, sa gestion ne peut plus être guidée par la seule rationalité économique mais qu’elle doit faire une place importante aux objectifs d’ordre humain et social.899 Cependant, si on insistait sur la rénovation du dialogue social ainsi que sur la participation des travailleurs, il n’était alors guère question de l’emploi saisi comme situation juridique dans l’entreprise. En effet, la politique de l’emploi et la contribution de l’entreprise à l’intérêt général s’attachaient alors plus à l’entrée dans l’emploi par la création de nouveaux postes de travail et à ce qui était alors les prémices du grand chantier de la formation professionnelle. Mais de la protection de l’emploi menacé il n’était pas véritablement discuté tant le marché du travail demeurait encore fluide, et rendre l’entreprise débitrice d’une obligation de sécurité de l’emploi semblait quelque peu saugrenu.900
Cependant, n’est-il pas hasardeux, parce que ne reposant sur aucune vérification scientifique, de prétendre justifier l’évolution de la teneur des règles de droit en confrontation avec un contexte économique certes mesurable mais ouvrant sur la notion d’intérêt général difficile à définir et à cerner ? Pourtant, cette notion d’intérêt général renvoie aux fonctions assignées à l’entreprise et à la dualité sa fonction économique et ses missions sociales. L’intervention du droit du travail se situerait donc cette opposition entre le « social », malgré l’imprécision conceptuelle du terme,901 et « l’économique ». Ramener à l’action du droit, c’est alors opposer la rationalité juridique définie comme une limitation mutuelle des intérêts en présence, à la rationalité économique de l’entreprise tournée vers la recherche de la productivité et la réduction des coûts, dont celui de l’emploi semble toujours compressible. Il est donc permis de rechercher, à l’aune d’un environnement économique, quels sont les intérêts socialement les plus dignes de protection et de surmonter cette opposition par la recherche d’une valeur supérieure entre, d’une part, les intérêts de l’entreprise et ceux des travailleurs et, d’autre part, une conception de la société c’estàdire des buts qu’elle entend s’assigner. Or il appartient bien au droit d’exprimer ces buts, dont celui du respect de la personne est une expression irréductible. En conséquence, parce que l’entreprise a un besoin certain d’un salariat attractif, parce que les salariés aspirent à une juste répartition des charges et parce que, à quelque moment que ce soit, l’intérêt général commande qu’il soit tenu compte de l’homme, il peut être légitimement assigné au droit, plus spécifiquement au droit du travail, une fonction, une finalité de protection du travail, de l’emploi tenu par un salarié dans l’entreprise, dès lors que l’on admet la place essentielle occupée par le travail salarié dans nos sociétés industrialisées.
En somme, cela revient à souligner l’instrumentalisation du droit du travail au service ici de la protection de l’emploi des salariés. Protéger l’emploi c’est situer le pouvoir du chef d’entreprise dans l’organisation et la gestion de l’entreprise notamment au regard de la rupture du contrat de travail. Il a été écrit que réaliser le droit de l’emploi ce serait prendre l’emploi comme but, mais que si l’employeur conserve le pouvoir de licencier, il ne saurait y avoir de droit à l’emploi.902 Certes, le pouvoir de rompre le contrat n’est pas remis en question mais on peut remarquer que dans l’ordre du pouvoir le licenciement tend à devenir l’ultima ratio. Autrement dit, l’exercice du pouvoir par l’employeur est désormais soumis à la contrainte de la protection de l’emploi, sans que l’action de gestion de l’entreprise ne soit toutefois paralysée. Ainsi, il apparaît que le repérage des obligations juridiques qui correspondent à une véritable contrainte confrontée aux pouvoirs de direction et de gestion de l’employeur permet d’appréhender cette évolution de la manière la plus féconde.
Appréhender les mécanismes de protection et leur donner une cohérence permet de rendre compte de l’exigence de l’emploi comme paramètre nouveau du droit du travail.903 Sans doute cette exigence prend corps dans la construction plus vaste d’un droit de l’emploi dont on a justement fait remarquer qu’il a pour principal objet le contrat de travail, tant en amont puisqu’il tend à en faciliter la conclusion, qu’en aval pour en préserver l’existence. C’est sur ce second point que l’on entend se situer, c’estàdire celui de la protection de l’emploi du salarié en raison de la remise en cause de l’emploi laquelle trouve son origine dans une décision de gestion qui affecte également le contrat de travail. C’est donc bien autour du contrat qu’il faut approfondir l’analyse, le contrat dans son contenu et dans son adaptation au changement.904 En effet, le contrat de travail demeure bien la pierre angulaire de la construction du droit du travail et partant du droit de l’emploi dont il semble être le principal ressort. Ainsi, les mécanismes de protection de l’emploi ne doivent pas être regardés comme de simples alternatives au licenciement, ils sont de véritables éléments de contrainte qui heurtent les pouvoirs de direction et de gestion de l’employeur.
Fruit d’une lente évolution dont on peut dire que l’emploi n’était pas objet de protection mais plutôt moyen de protection, c’est autour du contrat que s’organise sa propre pérennité. Au fond, des mécanismes découverts ou adaptés du droit des obligations, la contrainte légale ont progressivement endigué la rupture de facto du contrat de travail en raison de la survenance d’un élément contrariant son exécution. Par la reconnaissance d’un lien d’emploi s’organise la protection de l’emploi (Chapitre I). Toutefois, si ce modèle de protection du lien juridique s’est, pendant longtemps, révélé suffisant, c’est par un resserrement autour du pouvoir que l’exigence de l’emploi s’est imposée. Dès lors, s’il n’a pas été question de remettre en cause le droit de rompre unilatéralement le contrat par l’employeur, c’est bien vers un encadrement du pouvoir de disposer de l’emploi que le droit positif s’est orienté (Chapitre II). Sans doute auraton remarqué, mais cela ne peut surprendre dès lors qu’il s’agit de limiter un pouvoir, que cette protection de l’emploi est posée comme une contrainte. Elle se définit négativement par rapport aux prérogatives inaliénables du chef d’entreprise propriétaire des moyens de production. Aussi, peutil être fructueux de rechercher dans la volonté des acteurs de l’entreprise une démarche positive de maintien de l’emploi, par le biais de la négociation (Chapitre III).
Source I.N.S.E.E. Il s’agit ici simplement de donner les chiffres qui en euxmêmes sont sujets à de multiples interprétations, les modes de calcul ayant été modifiés à de nombreuses reprises. Voir notamment Le Monde 1er août 1996, pour une fourchette allant 3 065,6 (juin 1996) à 3 383,5 millions de demandeurs d’emploi. Pour une vue complète de l’évolution du travail en France, O. MARCHAND et C. THELOT, Le travail en France 18002000, Nathan, Paris, 1997.
G. LYONCAEN, « Le droit du travail dans les nouvelles politiques d’emploi » Dr. Soc. 1988, 548.
Rapport du comité présidé par P. SUDREAU, La réforme de l’entreprise, Collection 10/18, 1975.
Rapport précité, pages 21 et suiv.
Ibid. page 196. « Certains tiennent même aujourd’hui les entreprises responsables de la sécurité de l’emploi (...) ».
Voir notamment, G. LYONCAEN, « Divagations sur un adjectif qualificatif » Mélanges J. Savatier, page 345 et A. JEAMMAUD, « Justice et économie : et le social ? », Revue Justices, Dalloz, 1995, p.107.
F. GAUDU, L’emploi dans l’entreprise privée, essai d’une théorie juridique, Thèse 1986, n°70 et suiv. Supra n°133 et suiv.
Droit de l’emploi, Dalloz Action, 1997, déjà A. BENOIT, Vers un droit de l’emploi, Thèse Paris I, 1976.
A. LYONCAEN, « Actualité du contrat de travail, brefs propos », Dr. Soc. 1988, 540 ;