Chapitre II : La protection de l’emploi par l’encadrement du pouvoir de disposer de l’emploi

Certains mécanismes ayant pour fonction la protection de l’emploi, s’ils doivent être analysés à l’aune de la rupture du contrat, ne heurtent cependant pas de manière frontale l’exercice du pouvoir qu’a l’employeur de mettre fin à la relation de travail. Ce n’est certes plus un pouvoir discrétionnaire, mais avec l’embauche, d’une part, et la prérogative de mettre fin au contrat, d’autre part, s’exprime encore de nos jours le conditionnement juridique des rapports de production,1152 ce rapport s’effectuant néanmoins toujours autour de la figure du contrat.

Pourtant, du contrat de louage au contrat de travail on est également passé d’un droit de la législation industrielle au droit du travail. Aujourd’hui, l’évolution qui se dessine est celle de l’émergence d’un droit de l’emploi, partie intégrante du droit du travail, dont l’une des spécificités tend à la conservation du lien d’emploi. Or si l’on admet, avec d’autres,1153 que le contrat demeure bien le support du rapport de travail, il faut aussi le regarder non comme un élément figé mais tout au contraire comme une notion dynamique. En effet, appréhendé sous l’angle de la protection de l’emploi, le contrat dans sa vision classique apparaît transcendé par la finalité qui lui est désormais assignée. Certains y verront un enrichissement du contrat,1154 d’autres son forçage,1155 mais l’état du droit positif permet d’affirmer que le maintien de l’emploi est désormais érigé en impératif.1156 A l’évidence, le contrat de travail ne peut plus être abordé comme rendant seulement compte des termes d’un échange entre versement d’un salaire en contrepartie de l’exécution d’une prestation de travail. Un nouvel équilibre est en train de naître entre la sécurité de d’emploi pour le salarié et l’exercice par l’employeur de ses pouvoirs, notamment celui de rompre le contrat.

Il importe donc de situer le pouvoir du chef d’entreprise de disposer de l’emploi. Mais il faut aussi remarquer que cette appréhension est nouvelle. En effet, et alors que la doctrine a toujours souligné le caractère progressiste du droit du travail,1157 l’analyse centrée sur le maintien de l’emploi est rarement abordée comme tel.1158 Pouvaitil en être véritablement autrement ? Sans doute non, parce que l’idée que le licenciement ne peut être que l’ultime mesure quand toutes les autres voies ont été explorées ne s’est pas imposée uniformément dans notre droit positif. De la sorte, les obligations de maintien dans l’emploi sont tout d’abord apparues avec la protection de la personne, une obligation de reclassement du salarié victime d’un accident du travail trouva ici fondement. En revanche, dans l’ordre économique, le licenciement et la formation professionnelle, traductions du pouvoir de direction et de gestion de l’employeur, n’avaient jamais fait l’objet d’une construction très contraignante à tout le moins d’un contrôle spécifique de la part du juge judiciaire. Or, un récent et important mouvement de fond fut engagé par la jurisprudence de la Chambre sociale de la Cour de cassation qui dans un premier temps énonça, dans le cadre d’un licenciement pour motif économique, que :

‘« la société aurait pu proposer à la salariée des emplois de même nature existant dans d’autres régions et pour lesquels la société recrutait du personnel, (...) justifie que le licenciement ne relève pas d’un motif économique, est donc sans cause réelle et sérieuse »,1159

suivi peu de temps après par un arrêt de principe qui scella un point de départ en affirmant que :

‘« l’employeur tenu d’exécuter le contrat de travail de bonne foi, a le devoir d’assurer l’adaptation des salariés à l’évolution de leurs emplois. En faisant ressortir que l’employeur avait la possibilité de reclasser le salarié dans un emploi compatible avec ses capacités, elle [la cour d’appel] a pu retenir que le licenciement n’a pas de cause réelle et sérieuse. »1160

Cette amorce prétorienne étant ensuite suivie de l’amendement Aubry, introduisant dans l’article L. 32141 du Code du travail un alinéa deuxième disposant en substance que :

‘« La procédure de licenciement est nulle et de nul effet tant qu’un plan visant au reclassement des salariés s’intégrant au plan social n’a pas été présenté par l’employeur aux représentants du personnel, qui doivent être réunis, informés et consultés. »1161

Manifestement, tant avec le devoir d’adaptation qu’avec l’obligation de reclassement du salarié le contrat marque une certaine résistance au pouvoir de l’employeur afin d’asseoir sa protection. Cette évolution est d’autant plus remarquable qu’elle se fonde sur la bonne foi contractuelle ; c’est peutêtre alors la conception du contrat qui se modifierait, son objet portant plus sur l’occupation d’un emploi salarié dans l’entreprise et l’appartenance à cette dernière que sur la nature de la tâche à accomplir et sa classification.1162 Le régime juridique du devoir d’adaptation (Section 1) ainsi que l’obligation de reclassement du salarié (Section 2) sont donc des mesures de l’encadrement du pouvoir de disposer de l’emploi, le reclassement se présentant comme l’étendue du devoir d’adaptation.

Notes
1152.

Collectif, Le droit capitaliste du travail, spéc. A. JEAMMAUD, pages 178 et suiv., P.U.G., 1980.

1153.

Notamment, A. LYONCAEN, « Adapter et reclasser, quelques arrêts stimulants de la Cour de cassation », Semaine Sociale Lamy n°596 du 21.4.92 ; A. JEAMMAUD, « Les polyvalences du contrat de travail », in Les transformations du droit du travail, Etudes offertes à G. LyonCaen, Dalloz, 1989, p. 299.

1154.

A. LYONCAEN, « Le droit et la gestion des compétences », Dr. Soc. 1992, 573.

1155.

J. SAVATIER, note sous Cass. Soc. 25 fév. 1992, J.C.P. 1992, éd. E., II, 360.

1156.

Expression des propos de R. KESSOUS, « La recherche d’un reclassement dans le groupe préalable au licenciement économique », note sous Cour de cassation, chambre sociale, 25 juin 1992, Dr. Soc. 1992, 826.

1157.

Voir notamment, P. DURAND, Traité de Droit du travail, t. II, Dalloz 1950 ; A. BRUN et H. GALLAND, Droit du travail, 2ème éd., t. 1 ; G. COUTURIER, Droit du travail, 1/ Les relations individuelles de travail, P.U.F. 1990 ; G. LYONCAEN, J. PELISSIER et A. SUPIOT, Droit du travail, 17ème éd., Dalloz 1994 ; dans cet ouvrage de référence la première partie est consacrée à l’emploi, mais dans une présentation classique de type analytique.

1158.

Cependant, J.Cl. JAVILLIER, Droit du travail, 4ème éd. 1992, L.G.D.J.,. Dans son manuel, l’auteur présente dans une première partie intitulée Emploi et Travail un chapitre consacré à l’emploi dont une section est intitulée « La protection de l’emploi ». Egalement les contributions importantes du Professeur G. LYONCAEN, ainsi que l’apport majeur de F. GAUDU, L’emploi dans l’entreprise privée, essai d’une théorie juridique, Thèse 1986, étant précisé que cette étude dépasse le simple cadre de la protection de l’emploi. Cette approche du droit positif a donné naissance à un ouvrage collectif à vocation pratique : Droit de l’emploi, collectif sous la direction de J. PELISSIER, Dalloz Action. Supra n°8.

1159.

Cass. Soc. 22 janv. 1992, Lustucru, R.J.S. 3/92 n°267.

1160.

Cass. Soc. (formation plénière de la chambre sociale) 25 fév. 1992, « Expovit » Bull. V., n°122, R.J.S. 4/92, n°421 (arrêt de rejet), D. 1992, 294, 390, R.T.D.C. 1992, 760, Dr. Soc. 1992, 379, 573, C.S.B.P. n°54, 279.

1161.

Loi n°93121 du 27 janv. 1993, article 601. Voir notamment, C. SCIBERAS, « Naissance d’une loi : « l’amendement Aubry », sur les plans sociaux », Dr. Soc. 1994, 482.

1162.

J. SAVATIER, note sous Cass. Soc. 8 avril 1992, J.C.P. 1992, éd. E., II, 360.