«‘ La science des textes est de contribuer à la compréhension de ce dont les textes nous parlent ; autrement dit, de nous donner une vue imprenable sur le changement économique et social’. »2019 La matière pour le juriste est la loi et la jurisprudence. Toutefois, cette matière du droit n’est que la traduction de la réalité, elle est positive au sens des juristes. Elle institue un ordonnancement mais elle doit aussi conduire à une réflexion sur les catégories juridiques créées.
Si depuis longtemps la doctrine travailliste a montré l’éclatement des formes d’emploi, ce n’est que récemment qu’elle s’interroge sur la pertinence des catégories, et sans doute en 1990, Monsieur le Professeur Gérard LyonCaen a ouvert la voie avec un rapport sur le travail non salarié.2020 Quoi qu’il en soit, le débat est aujourd’hui clairement posé par la remise en cause de l’emploi en tant que clé de voûte du contrat de travail, voire de l’édifice du droit du travail. Cette réflexion n’est d’ailleurs pas propre à la doctrine travailliste, elle affecte d’autres disciplines comme la sociologie, l’économie et la philosophie. Le champ de la réflexion est vaste, il interroge la place du travail dans notre société.
De l’emploi au travail, le juriste peut soit observer, par identité, un seul monde (l’emploi est régi par le Code du travail) ou bien voir deux mondes parallèles, assez paradoxalement le travail n’étant pas, en soi, une catégorie du droit du travail.2021 De plus, toute incertitude conceptuelle à l’intérieur même de cette discipline n’est pas définitivement levée en raison de la polysémie des termes employés. Il en va de l’emploi spécialement. L’incertitude croît encore lorsqu’est franchie la frontière de sa propre discipline, l’entente sur les concepts apparaît dans bien des cas rédhibitoire. Dès lors, il convient de s’expliquer sur les choix méthodologiques.
Tout d’abord, il importe de préciser la justification et l’étendue de l’exploration des disciplines non juridiques. Il apparaît, de façon récurrente, un certain cloisonnement des champs d’investigation, le débat sur le travail mettant singulièrement en exergue cette situation, alors même qu’il intéresse justement un large ensemble de disciplines. Il est ainsi topique de constater qu’au détour de sommes de réflexions sur le travail à l’initiative de la revue Esprit, il ne figure aucune contribution juridique.2022 De même, la controverse née dans la revue Droit Social à l’initiative de Madame Méda, à propos de l’article de Monsieur Supiot,2023 pour passionnante qu’elle fût, marque aussi les limites de l’apport de chaque discipline quant à leur objet d’étude.2024 Cependant, audelà de ces difficultés, ne pas tenir compte des contributions non juridiques est impensable. Le juriste est avant tout un casuiste pour lequel le contexte est essentiel. La pensée juridique ne peut donc pas faire l’économie de l’apport d’autres disciplines spécifiquement sur le thème du travail. Simplement, il faut en mesurer la portée. Aussi, pour autant que tout risque de contresens ou de trahison de la pensée des auteurs ne soit pas exclu, il n’apparaît pas inutile d’éclairer certains points de discussion avec les idées forces développées par ces auteurs.
Cela soulève un dernier point de méthodologie relatif au choix des auteurs. Il faut ici mettre à part la doctrine juridique où le souci de la plus grande exhaustivité est de rigueur. Mais on remarquera aussi, que si le thème du travail est central à plusieurs contributions essentielles, souvent évoquées dans les pages précédentes, la formalisation dans une problématique d’ensemble n’a été menée finalement que par quelques auteurs.2025 Quant aux autres disciplines, « la méthode » est totalement empirique et procède pour une part essentielle des renvois par les auteurs euxmêmes à d’autres ouvrages.2026 Eminemment subjective et sans prétention scientifique, cette recherche s’accorde néanmoins avec notre objectif précédemment défini.
On peut donner un sens, en droit positif, à l’emploi qui au sens de la loi, c’estàdire concrétisé par un contrat de travail à durée indéterminée, confère au salarié un statut protecteur qui dépasse la protection inhérente à toute situation juridique de travail. Il s’établit ainsi un lien d’emploi constitutif d’un droit limité pour le salarié, dans son étendue et dans son intensité, à la poursuite d’un contrat de travail malgré les atteintes portées à son exécution ; cette stabilité, fondement de la protection, trouvant son assise dans la conjonction de la permanence de l’emploi en tant qu’élément de la structure organisationnelle de l’entreprise et de la permanence du contrat à durée indéterminée. Le débat aujourd’hui posé ébranle non pas le bienfondé de cette analyse, mais à la fois plus simplement et plus radicalement l’architecture de la relation de travail de droit commun autour de l’emploi et plus avant la place du travail dans la société. Dès lors, il semble en résulter une remise en cause des catégories juridiques traditionnelles, le juriste étant invité à rechercher un cadre normatif cohérent en rapport avec les nouvelles perspectives dégagées. Il convient donc de poser aussi clairement que possible le cadre du débat (Section 1), afin de se livrer à une analyse critique (Section 2).
A. SUPIOT, « Pourquoi un droit du travail ? », Dr. Soc. 1990, 485.
G. LYONCAEN, Le droit du travail non salarié, Sirey 1990. Antérieurement, et trouvant aussi sa source dans « la crise de l’’emploi » une réflexion avait été menée sur « l’’effondrement du droit du travail » (G. LYONCAEN, Le Monde du 31 oct. 1978), mais la problématique posée n’’était pas centrée sur l’’emploi mais sur les règles de sa gestion. Se reporter à : B. BOUBLI, « A propos de la flexibilité de l’’emploi : vers la fin du droit du travail ? » Dr. Soc. 1985, 239 ; Revue Dr. Soc. 1986, 559 et suiv. « Fautil brûler le Code du travail ? » ; F. SARAMITO, « Le droit du travail en question », Dr. Ouv. 1986, 39.
On pourrait penser opposer la situation de travail à celle de non travail, mais le législateur utilise la formule « privé involontairement d’’emploi », article L. 3511 du Code du travail. De même le travail clandestin, article L. 3244, définit, en fait, une situation de nondroit, hors d’’une situation d’’emploi licite. Enfin, lorsqu’’il utilise le vocable travail, par exemple travail à temps partiel, ou bien travail des femmes ou travail de nuit, c’’est de conditions d’’emploi dont il est question.
Collectif, L’ ’ avenir du travail, Esprit 1995 ; Le travail quel avenir ?, Folio actuel 1997.
Cf., A. SUPIOT, « Le travail, liberté partagée », Dr. Soc. 1993, 715, D. MEDA, « Travail et politiques sociales, à propos de l’’article d’’A. Supiot : « Le travail, liberté partagée », Dr. Soc. 1994, 334.
Monsieur Supiot ne fait pas l’’économie d’’une réflexion sur la place du travail dans notre société, laquelle est critiquée par Madame Méda ; cependant que le juriste propose un cadre d’’action avec des instruments, la philosophe trace des perspectives sans aucun encadrement normatif. Le rapport Boissonnat fait quant à lui oeuvre de synthèse et s’’est largement ouvert aux juristes mais le rapporteur juridique a éprouvé le besoin de recadrer le propos dans la revue spécialisée Droit social, Th. PRIESLEY, « A propos du « contrat d’’activité » proposé par le rapport Boissonnat », Dr. Soc. 1995, 955.
F. GAUDU, « La notion juridique d’'emploi en droit privé », Dr. Soc. 1987, 414 ; « L’’organisation juridique du marché du travail », Dr. Soc. 1992, 942 ; « Du statut de l’'emploi au statut de l’'actif », Dr. Soc. 1995, 535 ; « Les notions d’'emploi en droit », Dr. Soc. 1996, 569 ; « Travail et activité », Dr. Soc. 1997, 119.
LYONCAEN G., « Critique d’'une critique critique (sur le livre d’'Alain Supiot) », Dr. Soc. 1994, 663 ; « Le droit virtuel : l’’exemple du régime de l’’emploi », D. 1995, Chron. p. 21.
A. SUPIOT, Critique du droit du travail, P.U.F., les voies du droit, 1994 ; « Le travail, liberté partagée », Dr. Soc. 1993, 715 ; « L’’avenir d’’un vieux couple : travail et Sécurité Sociale », Dr. Soc. 1995, 823 ; « Une littérature de fin de monde », Dr. Soc. 1996, 85 ; « Du bon usage des lois en matière d’’emploi » Dr. Soc. 1997, 229. SIMITIS S., « Le droit du travail atil encore un avenir ? », Dr. Soc. 1997, 655. Collectif, Le travail en perspectives, sous la direction de M. A. Supiot, L.G.D.J., 1998.
AZENAR G., Emploi : la grande mutation, Hachette, 1996 ; Collectif, Le travail, quel avenir ?, Folio/Actuel, 1997 ; GAZIER B., Economie du travail et de l’ ' emploi, Précis Dalloz, 1991 ; GORZ A., Métamorphoses du travail. Quête du sens, Galilée, 1988 ; D. MEDA, Le travail, une valeur en voie de disparition, Alto Aubier, 1995.