Conclusion

Conclure une étude sur la protection de l’emploi dans l’entreprise est difficile parce qu’il y a un changement profond du travail,2170 en réalité de l’emploi. L’objectif initial était d’analyser les mécanismes juridiques de défense de l’emploi du salarié. Mais la nécessité s'est fait jour de savoir si la notion d’emploi appartenait à l’ordre juridique en tant que catégorie opératoire du droit du travail ou bien si le vocable « emploi » pouvait être utilisé comme une facilité de langage pour désigner toute relation de travail subordonné. On croit pouvoir affirmer que l’emploi est effectivement une catégorie du droit du travail. Parmi les situations juridiques de travail subordonné, l’emploi caractérise la qualité du lien juridique qui s’établit entre l’employeur et le salarié. Tout en recouvrant des niveaux de compréhension différents, la notion d’emploi permet de synthétiser les composantes d’une situation juridique de travail subordonné. Ainsi, l’emploi micro-économique peut être appréhendé comme un élément de la structure de l’entreprise, la notion « d’emploi-fonction » rendant compte de cette division du travail en emplois. Dans l’ordre juridique, l’emploi caractérise la nature du contrat de travail ; le contrat de l’emploi est un contrat à durée indéterminée, l’emploi semblant, en outre, déterminer une part conséquente du contrat lui-même. Ainsi, la définition de l’emploi aurait pour fonction de borner le travail contractuellement fixé par les parties au contrat. De ce point de vue, l’emploi donnerait une image assez complète de l’armature du contrat de travail. Mais il apparaît surtout que la notion d’emploi porte, en ellemême, des intérêts qui aboutissent à caractériser un statut, on serait tenté de voir ici la dimension sociale de l’emploi. En effet, la situation juridique d’emploi combine un ensemble de « droitsdéfense » qui assure la protection d’un lien d’emploi que seul le contrat à durée indéterminée rend possible. La mise en cohérence des mécanismes de protection de l’emploi semble, de ce point de vue, révéler une harmonie des règles autour de « droitsdéfense » de l’emploi quelle que soit l’atteinte portée au lien d’emploi. Il n’y a plus guère de différences, même si elles demeurent inévitables, entre les « droitsdéfense » trouvant leur cause dans un motif personnel ou dans un motif d’ordre économique. De ce point de vue, la référence, de portée générale, de l’obligation de bonne foi dans l’exécution du contrat de travail est remarquable. L’obligation de reclassement et le devoir d’adaptation du salarié à l’évolution de son emploi sont mobilisés lorsque les capacités physiques du salarié sont affectées ou lorsque le contenu de la prestation de travail évolue. L’obligation de reclassement se manifeste pareillement à la suite de l’inaptitude physique du salarié ou lorsque son emploi est supprimé. Le contrat de travail semble découvrir des ressources exprimant dans des sollicitations, à l’initiative du salarié comme de l’employeur, les intérêts contradictoires que manifestent certes toutes les situations de travail mais, spécialement, la situation d’emploi.

Cependant, on peut observer que les discours sur l’emploi restent dominés par le droit du licenciement pour motif économique. Tout se passe comme si, dans l’entreprise, l’encadrement des pouvoirs de direction et de gestion de l’employeur, imposé par la protection de l’emploi, était de nature différente, plus ou moins tolérable, lorsque, par exemple, l’obligation de reclassement est causée par l’inaptitude physique du salarié plutôt que par la suppression d’emploi. Ainsi, c’est bien le droit du licenciement pour motif économique qui focalise l’attention des praticiens du droit, sembletil du gouvernement. Il est vrai, la Cour de cassation l’a plusieurs fois pointé dans ses rapports,2171 la législation sur le licenciement pour motif économique gagnerait en clarté et en sécurité juridique si elle était refondue, au moins partiellement. Sont notamment visés la question de l’ordre des licenciements et les problèmes de procédure spécifiquement d’articulation autour des consultations du comité d'entreprise. En outre, la question du contrôle du licenciement pour motif économique est ellemême évoquée. Des propositions sont formulées en ce sens et l’évocation d’un retour à une forme de contrôle administratif du licenciement est esquissée. Deux pistes semblent se dessiner. Une première proposition tendrait à imposer, pour tout licenciement, la saisine de l’inspecteur du travail. Dans cette perspective, l’employeur ne pourrait pas licencier sans autorisation, et s’il décidait de le faire malgré un avis négatif, l’employeur devrait alors saisir le conseil de prud'hommes pour faire juger du bien fondé de la rupture.2172 Cette proposition apparaît audacieuse parce qu’elle semble instituer un contrôle a priori du licenciement et on peut penser qu’elle heurte, au moins indirectement, le droit de l’employeur de rompre le contrat de travail (article L. 1224 du Code du travail). De plus, sur un plan pratique, cette réforme apparaît d’une mise en oeuvre difficile eu égard au nombre insuffisant d’inspecteurs et de contrôleurs du travail disponibles pour effectuer un tel contrôle. Dans l’ébauche d’un projet gouvernemental plus récent, l’intervention de l’inspecteur du travail, sans être écartée, serait cantonnée à un champ d’application plus étroit puisque ne visant plus que les entreprises dépourvues de représentations du personnel.2173 Dans ce cadre, l’administration du travail exercerait un contrôle de forme sur le respect par l’employeur des critères de licenciement retenus et de son obligation de rechercher un reclassement. Mais dans cette configuration, le salarié resterait demandeur à l’action lors d’une procédure judiciaire tenant à critiquer le bien fondé du licenciement. Enfin, il apparaît qu’une autre voie semble recherchée dans l’incitation à négocier le plan social ce qui nécessiterait, à coup sûr, un toilettage de la procédure de licenciement.

On peut cependant penser que la question du contrôle de l’acte, les problèmes soulevés par une procédure alambiquée, sans être de second plan, ne peuvent pas être abordés sans qu’au préalable la règle, objet du contrôle, ne soit précisément définie dans sa teneur. De ce point de vue, la seule réforme du droit du licenciement pour motif économique serait insuffisante. On sait que la notion de cause réelle et sérieuse est une notion standard, mais il est aujourd’hui acquis, en droit positif, que le licenciement ne peut être prononcé que lorsque toute autre mesure, notamment d’adaptation ou de reclassement, alternative au licenciement, n’a pas été sérieusement mise en oeuvre par l’employeur. Sans doute, l’inscription dans la loi de cette règle est souhaitable.2174 En effet, édicter une norme à caractère général formalisant l’obligation de maintenir le lien d’emploi contrebalancerait le droit pour l’employeur de rompre le contrat de travail. Il en résulterait plus clairement encore que la responsabilité de l’emploi incombe à l’employeur. Mais on observera que la notion de responsabilité ne rend qu’imparfaitement compte des obligations liées à l’emploi. On sait en effet, que l’obligation de reclassement s’apprécie à l’égard du groupe auquel appartient l’entreprise. Juridiquement la responsabilité repose sur un lien de causalité, le contrat et sur une faute, à tout le moins un risque, faits générateurs de la mise en oeuvre de la responsabilité de l’employeur. Or, avec l’obligation de reclassement ces deux fondements apparaissent singulièrement ténus. Ainsi quel lien de droit existe-til entre l’employeur et les entreprises de même groupe ou le groupe luimême et, a fortiori, entre le salarié à reclasser et ces entreprises ? Sur un plan différent, on conçoit que l’idée de risque puisse fonder une responsabilité sans faute de l’employeur. Il y a le risque professionnel en matière d’accident du travail ou de maladie professionnelle ; sans doute, y atil le risque économique, que n’a pas à assumer le salarié,2175 dans l’ordre économique précisément. Mais qu’en estil, lorsque l’obligation trouve sa cause dans l’inaptitude liée à la maladie ordinaire et que de façon remarquable la Cour de cassation pose le principe que la sphère du reclassement est le groupe2176 ? M. Kessous avance l’idée de solidarité.2177 L’idée est séduisante, elle n’est pas sans rappeler l’idée « d’entreprise citoyenne », mais on en mesure aussi les limites. Peuton demander à l’entreprise, au groupe, d’être solidaires ? M. Gérard LyonCaen observe qu’en économie libérale l’entreprise n’a pas pour objet de créer des emplois2178 ; ils sont un moyen dans la recherche des bénéfices. De plus, on peut penser que l’idée de solidarité repose sur l’idée d’obligation naturelle plutôt que d’obligation juridique, la formulation par la Cour de cassation d’un devoir d’adaptation marquant, en ce sens, une certaine hésitation conceptuelle de la part des hauts magistrats. La formalisation dans un énoncé normatif des règles de protection de l’emploi marquerait alors certainement l’ancrage dans le droit de ce devoir, manifestant la valeur représentée par l’emploi. Cette légalité, le juriste ne peut que l’appeler de ses voeux. Il est vrai que l’imputation d’un devoir civique peut être discutée, comme doivent l’être par ailleurs les propositions alternatives à l’emploi. Le débat entamé est passionnant, il n’ouvre pas sur de simples arguments rhétoriques ou sur les oppositions dialectiques propres au droit du travail. On peut penser, en effet, que la problématique plus vaste posée par la question de l’emploi, du travail et de l’exclusion engage une certaine conception de la citoyenneté.

Notes
2170.

Le travail en perspectives, sous la direction de M. A. Supiot, , L.G.D.J., 1998.

2171.

Rapports de la Cour de cassation 1996 et 1997, la Documentation française.

2172.

Proposition de M. Filoche, inspecteur du travail, Liaisons Sociales Documents, n°101/97.

2173.

Liaisons Sociales, Bref Social, n°12689, du 19.6.1998. On observera que ces entreprises sont néanmoins les plus nombreuses.

2174.

En ce sens, G. LYONCAEN, « Licenciements économiques : propositions de réforme », Colloque du Syndicat des Avocats de France, Liaisons Sociales Documents, n°101/97 ; dans le même sens, G. COUTURIER, « Quel avenir pour le droit du licenciement ? Perspectives d’une régulation européenne », Dr. Soc. 1997, 75 ; voir également, Liaisons Sociales, Bref social, n°12689 du 19.6.1998.

2175.

Supra n°62 et suiv.

2176.

Cass. Soc. 19 mai 1998, R.J.S. 7/98, n°846 ; 16 juin 1998, pourvoi 9641.877, P+B. Supra n°328 et suiv.

2177.

R. KESSOUS, « La recherche d’un reclassement dans le groupe préalable au licenciement économique », note sous Cour de cassation, chambre sociale, 25 juin 1992, Dr. Soc. 1992, 826.

2178.

Intervention de M. LyonCaen in Liaisons Sociales, préc.