Introduction

L’évolution linguistique comporte deux aspects : elle se réalise d’une part par des innovations qui modifient les structures linguistiques en place, et d’autre part par la disparition d’éléments appartenant au système linguistique. Si l’aspect novateur a acquis la prépondérance dans les études diachroniques, cela ne doit pas occulter le fait qu’il est souvent inextricable des évolutions par perte qu’il occasionne : une évolution qui se déroule sur le modèle du remplacement substitue un élément nouveau à un élément ancien, qui lui cède la place et disparaît. Ainsi, lorsque l’on traite d’évolution, faut-il envisager les deux aspects de celle-ci. Dauzat (1930, 158) en témoigne dans le domaine de l’évolution lexicale : ‘“L’histoire du vocabulaire [...] est celle des enrichissements et des pertes”’ .

L’évolution linguistique peut fort bien ne pas aboutir à la disparition totale des éléments soumis au changement. En phonétique historique, Wang (1991) considère que la diffusion de certains changements peut être stoppée avant d’avoir touché tous les éléments lexicaux susceptibles de l’être, de sorte que l’innovation (ici une prononciation nouvelle) n’a pas complètement supplanté le trait ancien. Ce modèle d’évolution s’applique également aux autres types de changement linguistique1 ; il témoigne du lien entre synchronie et diachronie, en cela remettant en cause la séparation absolue entre les deux plans professée par Saussure (1916, 114). Lorsque les changements n’arrivent pas à terme, dans un même état synchronique coexistent des éléments possédant un décalage diachronique, certains éléments relevant de stades antérieurs persistant dans une synchronie ultérieure. La synchronie conserve donc des traces de la diachronie. L’évolution lexicale2 se déroule bien souvent selon cette ligne :

‘“Des formes linguistiques peuvent fort bien être éliminées dans la diachronie de la norme commune (prescriptive et statistique), tout en restant vivantes pour d’autres registres d[e la langue]” (Müller 1985, 70).’

Les traces de diachronie dans la synchronie du français abondent lorsque l’on prend en compte sa variation diatopique : l’étude historique de ce qu’on appelle le français régional ouvre sur l’histoire du français lui-même, sur son évolution par innovations et abandons qui ne sont que partiels, les traits rejetés de la langue commune étant récupérés par ses variétés régionales. Ce conservatisme des variétés régionales (généralement dénommé archaïsme) a été mentionné par de nombreux chercheurs (par ex. Dauzat 1930, 552 ; Straka 1977a, 238), dans bon nombre de régions, que ce soit en France (dans le Nord : Carton-Poulet 1991, 10 ; en Normandie : Lepelley 1989, 13-14 ; en Bretagne : Esnault 1925, 56 ; en Savoie : Guichonnet 1986, 7 et 15 ; etc.), dans les pays adjacents (en Belgique : Massion 1987, 31 et 71 ; en Suisse : Casanova 1977, 126) ou dans les anciennes colonies (au Québec : Can 1930, vii et Gardette 1983a, 90 ; en Acadie : Massignon 1962, 732 ; en Louisiane : Ditchy 1932, 11 et Phillips 1936, 6 ; à Haïti : Pompilus 1961, 133). La situation n’est pas propre à la France, puisqu’on trouve des traces d’un même conservatisme régional en Angleterre, comme en témoignent les titres de deux ouvrages parus au milieu du XIXe s. : Dictionary of Archaic and Provincial Words (1847) de J. O. Halliwell, et le Dictionary of Obsolete and Provincial English (1857) de Th. Wright3.

Puisqu’il est reconnu qu’une grande partie des régionalismes est issue des parlers avec lesquels le français s’est trouvé en conctact lors de sa diffusion dans l’aire qui est aujourd’hui la sienne (Straka 1977b, 117), et qu’un “nombre non négligeable” (Martin 1997, 63) consiste en des traits abandonnés par la langue commune, il s’ensuit que la constitution historique du lexique régional est principalement attribuable non à une dynamique interne, mais à la conservation d’éléments pré-existants, transmis soit par les parlers au contact du français, soit par les stades antérieurs du français.

Le conservatisme n’est pas l’apanage des seules variétés régionales du français, et le phénomène, familier à la linguistique comparative et historique, se laisse observer dans un cadre plus large : des langues issues d’une même origine se révèlent différemment accueillantes envers les innovations qui viennent modifier l’état originel. Le français peut se montrer fort innovateur par rapport aux langues qui lui sont apparentées ; et dans un certain nombre de cas, la conservation des traits abandonnés par le français se laisse observer non seulement dans les langues génétiquement liées au français, mais également dans les variétés régionales de celui-ci. Ce phénomène a été notamment observé pour le français parlé en Acadie :

‘“Si l’on considère les caractéristiques des parlers acadiens, on constate d’abord qu’il s’y trouve des termes français archaïques (ancien et moyen français) dont la plupart survivent également en France dans les patois” (Massignon 1962, 732).’

Or, si l’on ajoute que les parlers apparentés au français dans lesquels subsistent les mêmes traits qu’en français régional, constituent la plus grande partie des langues auxquelles s’est substitué le français dans sa diffusion, il apparaît que la convergence d’une tendance conservatrice peut très bien s’interpréter comme n’étant pas le fait du hasard. Le conservatisme manifesté par le français régional doit alors être envisagé sous un jour nouveau, comme pouvant être induit par le contact de langues. C’est le thème que ce travail se propose de traiter, en sept étapes : nous définirons tout d’abord nos objets d’étude, l’ « archaïsme » et le « français régional » (chap. 1 et 2), deux termes trompeurs, polysémiques, dans la diversité desquels il nous faudra faire le tri et sélectionner certains aspects. Ainsi armés, nous pourrons serrer de plus près cette notion d’ « archaïsme du français régional », elle-même protéiforme (chap. 3 et 4). Nous envisagerons alors ce que la prise en compte du contact de langues peut apporter à l’étude historique du français régional (chap. 5, 6 et 7).

Notes
1.

“Given the picture roughly sketched out in this section, sound changes can be seen to proceed very much along the same principles as other, non-phonetic, linguistic changes.” (Wang 1991, 9-10.)

2.

Lexical est ici utilisé comme archi-lexème qui s’applique à l’évolution touchant non seulement les mots dans leur totalité, mais encore un de leurs composants, par ex. l’évolution du sens des mots, de leur forme, etc.

3.

Cités par Wakelin, Martyn F. (1981), English Dialects. An Introduction, London, The Athlone Press, p. 45.