L’évolution linguistique s’interprète d’après Meillet (1938a) comme une opposition dichotomique entre les éléments linguistiques qui restent stables par rapport aux stades antérieurs (aspect conservateur de la langue) et ceux qui changent (aspect innovateur)8, soit une opposition entre rétention et innovation. En fait, aucune langue ne reste strictement immobile, figée à un stade déterminé (et cela malgré les efforts des puristes). La stricte dichotomie de Meillet a donc intérêt à être remplacée par une vision de l’évolution comme un éloignement variable sur un axe mesurant le degré d’innovation des langues par rapport à l’état pris comme point de départ. En effet, les cas de conservation absolue d’un élément linguistique depuis une langue-mère jusqu’à une langue-fille sont relativement rares ; la majorité des cas concernent des innovations par rapport à l’état originel, innovations qui peuvent transformer à des degrés divers l’élément de départ (cf. l’exemple canonique des changements phonétiques, où dans la plupart des cas un son s’est transformé en un autre) et qui peuvent aller, dans le degré d’innovation le plus extrême, jusqu’à la disparition totale de cet élément. La conservation d’éléments avec modification est un cas classique dans le lexique, où les éléments (mots) subissent généralement au moins une modification formelle (qui tombe sous le coup des changements phonétiques réguliers), et parfois morphologique, syntaxique ou sémantique (ou encore une combinaison de plusieurs changements). Le stade extrême de l’innovation est la perte du mot, avec ou sans remplacement.
Il faut noter que lorsqu’en linguistique historique on traite d’éloignement par rapport au stade pris comme point de départ, on s’intéresse essentiellement à l’évolution touchant les éléments formant le système de la langue, et plus rarement à l’évolution de ce système-même. L’exemple typique consiste en l’étude des changements phonétiques et non phonologiques. En termes saussuriens, on traite donc de l’évolution de la substance plus que de celle de la forme donnée à cette substance.
“Dans toute langue, il y a lieu de considérer, à côté du fonds transmis au cours des générations, les forces [...] qui ont déterminé les changements.” (Meillet 1938a, 57.)