1.2.1.2. Les degrés d’innovation dans les variétés de langues issues d’un même prototype

On estime qu’à un certain moment de son évolution, une langue s’est transformée en (au moins) deux nouvelles variétés (devenues mutuellement inintelligibles), que l’on distingue du stade antérieur en leur donnant de nouveaux noms : c’est le processus de la dialectalisation, ou création de nouvelles langues par suite de l’évolution linguistique. On peut noter qu’il est arbitraire de fixer un point absolu à partir duquel une langue se serait transformée en une autre, car l’évolution s’effectue de façon continue9 et du stade de départ au stade d’arrivée (par ex. de l’indo-européen au français moderne) on a finalement toujours affaire à la même langue, à différents stades de son évolution :

‘“Dire que plusieurs langues appartiennent à un même groupe, c’est dire qu’elles sont des différenciations d’une langue plus ancienne : les langues parentes sont en réalité une seule et même langue modifiée de manières diverses au cours du temps” (Meillet 1921, 78). ’

Dans le cadre d’une famille linguistique, les sous-groupes se définissent par des caractères communs qui les différencient à la fois des autres sous-groupes et de la langue-mère. Ces caractères communs (les isoglosses) qui servent de critères différenciateurs permettant d’établir des groupements de langues ou de dialectes à l’intérieur d’une même famille, sont fondés essentiellement sur le degré d’innovation des langues, c’est-à-dire sur des innovations ou des conservations partagées (Meillet 1937, 16) : par ex., le critère de la mutation consonantique par rapport au stade indo-européen distingue le groupe germanique des autres branches de la famille indo-européenne. On peut dire que la survivance d’éléments des stades antérieurs (c’est-à-dire leur transmission ininterrompue, sous réserve de certaines modifications, depuis la langue-mère jusqu’aux langues qui en sont issues) constitue un phénomène fondamental de l’évolution linguistique, qui est à la base du comparatisme10 :

‘“c’est la persistance de formes anciennes à l’intérieur du système nouveau qui a rendu possible la grammaire comparée.” (Meillet 1937, 450.) ’

C’est en effet à partir d’éléments communs aux langues que l’on peut établir une comparaison (et donc une parenté), et aussi effectuer la reconstruction de la proto-langue11, tandis que les diverses innovations apportées à ces éléments communs permettent de différencier des sous-groupes linguistiques.

Lors du processus de dialectalisation, les nouvelles langues divergent à la fois par rapport au stade originel et entre elles quant à la position plus ou moins avancée qu’elles occupent sur l’axe évolutif. Cela revient à dire que chaque sous-groupe linguistique, et même chaque langue, suit une évolution propre, et modifie de façon originale le matériau de la langue-mère. En théorie, il est admis qu’une langue peut se différencier en (au moins) deux autres langues dès le moment qu’une seule variété innove, tandis que l’autre conserve l’état originel (Lehmann 1962, 90)12.

Dans cette perspective, on considère que certaines langues sont conservatrices dans leur ensemble, tandis que d’autres sont globalement innovatrices. C’est ainsi que l’on entend souvent dire que le sanskrit est une langue indo-européenne conservatrice13, ou que le lituanien est la langue indo-européenne encore parlée la plus conservatrice (Meillet 1937, 464). On parle d’ailleurs dans ces cas plutôt de langue archaïque que conservatrice. Mais il faut interpréter l’adjectif archaïque dans le sens de “conservateur”, c’est-à-dire “qui est resté plus proche de l’état originel”14.

Il existe une deuxième possibilité théorique de dialectalisation, dans laquelle le stade originel n’est préservé dans aucune langue ultérieure, toutes ayant évolué (Lehmann 1962, 90-91), ce qui est le cas pour la disparition des laryngales indo-européennes (cf. Haudry 1985, 14-17). Les exemples sont nombreux dans le lexique où l’on ne peut établir de concordances de vocabulaire entre des langues apparentées par suite d’une évolution divergente : ainsi, on n’a pas reconstruit de nom indo-européen commun pour le serpent, car les diverses désignations que l’on rencontre dans les langues indo-européennes ‘“n’ont chacun[e] qu’une médiocre extension dialectale et ne se rencontrent que dans un petit nombre de langues géographiquement voisines”’ (Meillet 1938b, 286). La plupart des langues (si ce n’est toutes) ont remplacé le terme originel, proto-indo-européen, peut-être suite à un tabou sur le nom de l’animal (d’après Meillet 1938b, 286).

Puisqu’aucune langue ne connaît l’immobilité absolue et que toutes sont soumises au changement (cf. 1.2.1.1), la conservation absolue du stade initial est l’exception ; dans la réalité de l’évolution, on a le plus souvent affaire à une situation intermédiaire entre les deux possibilités théoriques indiquées ci-dessus. Aucune langue n’est conservatrice dans sa totalité, c’est-à-dire n’est le reflet exact d’un état antérieur (ce serait une langue figée, morte) ; à l’inverse, toute langue conserve des traces des stades antérieurs. Chaque langue d’un groupe linguistique se situe à un degré différent de l’axe évolutif, et la prise en compte à un même stade synchronique de plusieurs langues apparentées permet d’avoir sous les yeux les différents stades de l’évolution depuis la proto-langue. Le caractère globalement conservateur (cf. ci-dessus pour le sanskrit et le lituanien) ou innovateur des langues (par ex. l’anglais comme langue la plus innovatrice du groupe germanique) semble concerner à la fois leur phonétique, leur morpho-syntaxe, et leur lexique : ainsi, le français, qui peut être considéré comme la plus innovatrice des langues romanes, s’est écarté du type latin sur ces trois plans : évolution phonétique poussée, perte de la flexion, importants remplacement et extension lexicaux15. Cependant, une analyse qui s’attache plus au détail qu’à la structure globale de la langue montre qu’une langue peut être innovatrice sur un point et conservatrice sur un autre, sans considération de son caractère globalement innovateur ou conservateur. On est donc amené à s’intéresser à chaque sous-système de la langue, et à chaque élément à l’intérieur de ces sous-systèmes.

Le comparatisme traditionnel prend comme exemple-type du phénomène de conservation/innovation les évolutions phonétiques d’un mot d’une proto-langue dans les diverses langues qui en sont issues (cf. l’ex. de l’indo-européen *nebhos “nuage” détaillé dans Jeffers-Lehiste 1982, 19). Cette primauté accordée à la phonétique découle sans doute du rôle prépondérant de celle-ci en linguistique historique, mais reflète également une vieille méfiance envers le vocabulaire. Meillet avait d’ailleurs établi une échelle où se plaçaient les divers sous-systèmes de la langue suivant leur propension à permettre d’établir une parenté de langues : le vocabulaire, très sensible au renouvellement et à l’emprunt, y occupait la dernière place (1938a, 59 ; 1938c, 46). La mise à l’écart du lexique est en fait impossible, puisque les sons comparés, ainsi que les éléments morphologiques, appartiennent toujours à des mots ayant une origine commune. La parenté génétique ne s’affirme donc qu’à travers la parenté lexicale. On peut illustrer le fait qu’un élément présent dans une langue-mère est préservé dans certaines langues qui en descendent, tandis que d’autres langues-filles ont innové par rapport au stade originel (langues innovatrices vs conservatrices), dans tous les sous-systèmes de la langue. Dans le lexique, le phénomène de rétention vs. innovation se manifeste selon plusieurs cas de figure. Il peut concerner le signe dans son entier, ou l’un de ses composants. Il y a deux cas généraux :

  • un terme est conservé dans une langue et remplacé dans une autre : par ex. le nom latin de la tête, caput, a été remplacé en français par un descendant de testa “récipient en terre”, mais conservé en occitan (par exemple en gascon : kap).

  • le sens originel d’un mot est conservé dans une langue, tandis qu’une autre a innové par changement sémantique et perdu la signification première : le descendant français de caput, chef, est passé à la signification “personne qui est à la tête de quelque chose” et a perdu le sens propre “tête”, qui s’est maintenu en occitan.

Notes
9.

“If we could follow the speech, say of Italy, through the last 2 000 years, we could not pick out any hour or day when « Latin » gave way to « Italian » ; these names are entirely arbitrary.” (Bloomfield 1933, 298).[“Si nous pouvions suivre la langue, disons de l’Italie, au cours des 2 000 dernières années, il ne nous serait pas possible de distinguer à quel moment le « latin » est devenu l’ « italien » ; ces noms sont entièrement arbitraires.”]

10.

L’importance particulière du phénomène de survivance d’éléments anciens s’est révélée dès les débuts du comparatisme indo-européen : on sait en effet que c’est la (re-)découverte du sanskrit qui a permis de fonder la grammaire comparée des langues indo-européennes, par les ressemblances frappantes existant entre cette langue et le latin et le grec notamment (Saussure 1916, 15). Le sanskrit a tellement bien conservé les éléments de la langue originelle du groupe, que les comparatistes de l’époque ont vu en cette langue le prototype du groupe, c’est-à-dire l’indo-européen même.

11.

La connaissance d’une proto-langue est presque entièrement subordonnée à la conservation de ses élements dans les langues-filles. Un élément qui ne se maintient dans aucune langue descendante peut être considéré comme perdu corps et biens pour la linguistique historique : “certaines parties de la « langue commune » disparaissent partout sans laisser de traces, ou n’en laissent que d’impossibles à discerner si l’on ne connaît pas en fait la « langue commune »” (Meillet 1925, 14).

12.

La même opinion est exprimée par Jeffers et Lehiste (1982, 27) : “If one of two dialects of a language undergoes a development or a series of developments that restructures its phonological system, it can be said that the original language has split into two languages”. [“Si l’un des deux dialectes d’une langue subit un changement ou une série de changements qui restructurent son système phonologique, on peut dire que la langue originelle s’est scindée en deux langues.”]

13.

Saussure (1916, 296) ; Meillet (1937, 456) : “le sanscrit a conservé une morphologie archaïque et un système consonantique qui permettent de se faire une idée de ce qu’a pu être l’indo-européen et sans lesquels des traits essentiels de cette langue seraient restés inconnus ou mal connus.”

14.

Cf. Saussure (1916, 296) : “un état de langue plus archaïque, c’est-à-dire dont les formes sont restées plus près du modèle primitif, en dehors de toute question de date”.

15.

Le degré d’innovation peut parfois être relié à des facteurs extra-linguistiques, dont le plus important est le contact avec d’autres langues (cf. 1.3 pour les critères extra-linguistiques qui peuvent précipiter les changements, ou les restreindre).