Le principe néogrammairien de la régularité des changements phonétiques, établi après 187026, a été mis en doute dès les premiers travaux dialectologiques sur les atlas linguistiques. Certains éléments des langues standards jusqu’alors étudiées, dérogeaient aux règles de changements phonétiques établies. On attribuait ces anomalies au caractère “littéraire” de ces langues, en quelque sorte artificielles, dont le développement aurait été régi par des grammairiens. On a alors cherché dans la langue du peuple (dialecte ou patois) le système linguistique pur, issu d’une évolution naturelle27 et où devait s’afficher de façon flagrante le principe de régularité des changements phonétiques (Lehmann 1962, 115). Georg Wenker, qui a le premier (en 1876) organisé une enquête pour établir un atlas concernant les parlers du nord et du centre de l’Allemagne, s’est vite aperçu que, contrairement à ce qu’il cherchait à prouver, les dialectes ne montraient pas une évolution plus régulière que les langues littéraires :
‘“Le résultat, apparent dès le départ, des travaux de Wenker, fut une surprise : les dialectes locaux n’étaient pas plus logiques que les langues standard dans leur relation aux formes linguistiques antérieures” (Bloomfield 1933, 322).28 ’A partir du début du XXe siècle et de l’Atlas Linguistique de la France de Gilliéron, la géographie linguistique (telle qu’elle a été développée par la dialectologie romane) n’a cessé de se poser comme une réaction aux postulats néogrammairiens sur l’évolution des langues. On connaît la réponse de Gilliéron aux principes mécaniques développés par les néogrammariens : “chaque mot a sa propre histoire”. La géographie linguistique a replacé la langue dans son contexte social, en tenant compte de la répartition géographique des faits linguistiques étudiés, des influences qui jouent entre les parlers29, et notamment de l’action de la langue commune — tous ces facteurs contribuant à troubler la régularité des changements, et à fournir nombre d’exceptions à la règle.
‘ “on ne croit plus qu’un parler populaire représente l’évolution spontanée et régulière du latin vulgaire apporté dans la région 16 ou 18 siècles auparavant. Loin de constituer l’exception, les échanges, les emprunts, les influences réciproques ont été « la règle ».” (Dauzat 1944, 63.) ’L’engagement dans une linguistique prenant en compte l’aspect social de la langue, s’est d’ailleurs manifesté clairement par le fait que ce sont les mots qui sont devenus l’objet d’étude30, et non plus les sons isolément : Dauzat (1944, 51) insiste sur le fait que la géographie linguistique s’intéresse peu à l’étymologie pure des néo-grammairiens, mais surtout à l’histoire des mots, à ‘“la distribution géographique des vocables — leurs migrations, leur extension, leur recul —, les rencontres, les chocs, les altérations survenues au cours de ces voyages.”’
L’existence d’exceptions aux correspondances phonétiques ne gênait pas spécialement les premiers comparatistes : Grimm, par ex., ne considérait pas que le changement phonétique soit régulier (“The sound shift is a general tendency ; it is not followed in every case”, Ruhlen 1994, 203). Ce n’est que dans les années 1870 que le principe de régularité a émergé : “During that decade a string of discoveries led scholars to the conclusion that sound change, and the correspondences that reflected it, was indeed regular. The German Indo-Europeanist August Leskien proclaimed that “sound laws admit of no exceptions”, while his Danish colleague Karl Verner stated the new perspective on sound change as follows : “there must be a rule for exceptions to a rule ; the only question is to discover it”. (Ruhlen 1994, 203.)
Dans cette conception, le peuple représentait la nature en opposition à la culture, par essence artificielle.
“The result, apparent from the very start, of Wenker’s study, was a surprise : the local dialects were no more consistent than the standard languages in their relation to older speech-forms” (Bloomfield 1933, 322).
“On ne peut isoler les parlers les uns des autres : tel est le principe primordial et peut-être le plus fructueux enseignement de la géographie linguistique.” (Dauzat 1944, 63.)
L’étude s’est même orientée vers celle des réalités dénotées par les mots (méthode Wörter und Sachen, cf. notamment la composante ethnographique du nouvel atlas linguistique de la France élaboré par Dauzat, que l’on retrouve explicitement dans le titre d’Atlas linguistique et ethnographique de...).