1.2.2.2. La néolinguistique

La néolinguistique, élaborée en Italie par M. Bartoli à partir de 1910, s’inscrit pleinement dans cette conception dialectologique. La publication, à partir du début du siècle, d’atlas linguistiques couvrant le domaine roman (ALF, AIS), a développé une réflexion sur la concurrence entre divers types lexicaux synonymes, tels qu’ils étaient répartis dans les différents parlers reportés sur les cartes. L’observation de la répartition géographique des types lexicaux a permis à Bartoli d’établir un certain nombre de principes rendant compte de l’évolution des langues, selon la règle que la géographie actuelle des faits linguistiques fournit un moyen de reconstituer l’histoire de la langue. En effet, l’évolution linguistique peut se ramener à une succession de différents états de langue. Bartoli estime que toute évolution suit le schéma d’opposition binaire entre phase antérieure/phase postérieure (soit rétention vs innovation). Dans ce modèle, l’évolution lexicale se manifeste par la diffusion d’une innovation, qui entre en concurrence avec d’autres mots exprimant auparavant le même sens, qu’elle remplace et élimine, ou refoule dans une aire de taille inférieure à celle que ces mots occupaient auparavant31. La visualisation géographique des différents types lexicaux exprimant un même sens (perspective onomasiologique, matérialisée par les atlas), permet donc de renseigner sur les étapes du changement, puisque les différents parlers apparentés n’ont pas évolué de la même façon et fournissent donc un portrait en synchronie de l’évolution qui s’est produite. La variation synchronique permet de récapituler l’évolution diachronique :

‘“Les mots se sont succédés les uns aux autres, mais il est rare que le premier occupant ait été complètement délogé de ses positions, qu’il ne soit pas conservé dans tel ou tel coin du territoire, qu’il n’ait pas laissé de trace dans la langue par ses dérivés ou par les actions qu’il avait exercées sur d’autres mots.” (Dauzat 1944, 34-35).’

Le rapport chronologique entre les différents stades de l’évolution peut d’abord se déduire par des documents attestant ces différents stades (le plus ancien est celui qui est attesté le premier). Mais en l’absence de tels documents (ce qui, en dehors de langues à tradition écrite comme la famille indo-européenne, est le cas le plus fréquent dans les langues du monde), on peut recourir aux traces qu’ont laissées les changements dans les parlers actuels, et suppléer à la carence d’informations écrites par une étude des aires géographiques où les faits linguistiques sont aujourd’hui attestés. Bartoli a dégagé cinq principes (qu’il appelle des normes) reliant la configuration des aires où sont attestés les faits linguistiques, ainsi que leur taille, à l’évolution linguistique (lien géographie-histoire, espace-temps).

‘“La géographie linguistique a pour but essentiel de reconstituer l’histoire des mots, des flexions, des groupements syntaxiques, d’après la répartition des formes et des types actuels.” (Dauzat 1944, 31.)32

Les normes de Bartoli ne sont pas, au contraire des lois sans exception des néogrammairiens, des principes absolus : chaque norme connaît des exceptions, mais qui sont toujours moins nombreuses que les cas permettant de formuler la règle. C’est ce qui explique le choix du terme de norme pour désigner ces principes qui permettent généralement, mais pas de manière infaillible, de reconstruire l’histoire. Comme le dit Bartoli (1925, 74) : “Di norma, non sempre”.

Notes
31.

Le postulat de départ de la stratigraphie linguistique repose donc sur une conception de l’évolution lexicale comme remplacement : un mot succède à un autre, mais le système lui-même n’évolue pas.

32.

Une autre possibilité de la géographie linguistique, peu exploitée (mais non totalement absente comme semble le croire Guiraud 1968b, 64) consiste à inverser la perspective et d’étudier des cartes sémasiologiques, de façon à faire apparaître des aires sémantiques. Les travaux de K. Jaberg ont ainsi fait apparaître que lorsqu’un type lexical est en recul, les zones périphériques qui le maintiennent témoignent souvent de changements sémantiques (1936, 69).