1.2.2.2.2. L’apport de la néolinguistique

Les normes de Bartoli ont été discutées et soumises à un certain nombre de critiques. Tout d’abord, Bartoli n’envisage que des cas d’opposition binaire entre un terme archaïque et un terme le remplaçant. Qu’en est-il des cas où un élément disparaît sans être remplacé, comme cela est souvent le cas dans l’évolution du lexique ? Des cas où, pour remplacer un terme archaïque, ont surgi plusieurs innovations qui se répartissent dans des aires géographiques différentes, générant un schéma géographique non envisagé par Bartoli ? Des cas où le terme archaïque ne s’est maintenu nulle part, de sorte que l’on ne peut alors reconstruire la chronologie des innovations (Hall 1946, 281) ?

Hall (1946, 278) fait également remarquer que deux traits linguistiques en compétition ne s’inscrivent pas forcément dans un rapport chronologique, et que deux formes peuvent apparaître en même temps, ou se concurrencer pendant très longtemps (mais d’après Bonfante (1947, 373), ce cas n’est pas la norme).

Dauzat (1944, 38-39) fait remarquer que pour le principe de l’aire la plus isolée (1), les critères géographiques ne sont pas seuls en cause, et qu’il faut aussi tenir compte des conditions sociales (par exemple, la Wallonie, moins isolée géographiquement que les Pyrénées, est cependant aussi archaïque que celles-ci).

La critique la plus sévère faite à la stratigraphie linguistique a émané des comparatistes, notamment américains, qui l’ont dans le meilleur des cas ignorée, mais lui ont surtout reproché de ne pouvoir servir à la reconstruction. En effet, comme le montrent les exemples fournis par Bartoli, la méthode nécessite une documentation à la fois dans le temps et dans l’espace. Le modèle a en fait été élaboré à partir d’une famille de langues privilégiée (le groupe roman), où l’on possède des renseignements de nature non seulement géographique (grâce aux atlas), mais aussi historique (grâce à une riche documentation sur le stade initial qu’est le latin, ainsi que sur son évolution à travers le temps). La connaissance du stade initial permet d’identifier par avance la phase antérieure, et de chercher comment elle est aujourd’hui représentée dans l’espace. Mais si l’on possède uniquement des renseignements sur la distribution géographique des faits (ce qui est le cas pour beaucoup de langues en-dehors de la famille indo-européenne), peut-on déterminer la phase archaïque et la phase novatrice, et donc le sens de l’évolution ? Comme le souligne Dauzat (1944, 34-35), ‘“Toute la difficulté consiste, pour le nom d’un objet ou d’une idée, à retrouver l’âge respectif et les aires successives des types aujourd’hui juxtaposés.”’ Etant donné que ces principes ne sont que des normes, souffrant des exceptions, leur application à des cas où l’histoire ne peut fournir d’indications et de vérifications à la théorie engendrera fatalement des erreurs et des inversions de la perspective historique. Hall (1946, 281) fait ainsi remarquer que, sans documentation historique, et compte tenu du fait que la position des langues à époque historique ne reflète peut-être pas celle qui était antérieurement la leur, il serait difficile d’interpréter la relation entre les trois traits suivants :

message URL IMG001.gif

En effet, A et C peuvent être des aires marginales et B une aire innovatrice ; ou bien B est une aire centrale mais isolée, donc conservatrice ; ou encore, A et C ou B peuvent être des aires postérieures ou plus grandes préservant un archaïsme. Il est donc impossible, sans information supplémentaire, de décider quelle est l’innovation et quelle est la survivance.

Comme le dit Dauzat (1944, 45) :

‘“L’histoire est [...] le garde-fou nécessaire de la géographie linguistique : l’une et l’autre sont étroitement solidaires”. ’

La néolinguistique n’est donc qu’un complément à la méthode comparative, que l’on ne peut appliquer qu’aux langues où l’on dispose d’attestations écrites (de fait, le champ d’application privilégié de la méthode a été le groupe des langues romanes41).

Cependant, certains principes ont été éminemment reconnus comme valables et utiles, surtout le principe de l’aire isolée (1) et des aires latérales/centrales (2). Plusieurs linguistes42 ont ainsi constaté que des archaïsmes (aussi appelés reliques ou fossiles) se maintiennent dans les aires isolées et périphériques :

‘“Ainsi, la géographie linguistique fournit des preuves de l’extension ancienne de traits linguistiques qui ne se maintiennent plus que sous forme de reliques. Particulièrement, quand un trait apparaît dans des zones dispersées séparées par une aire compacte où un trait concurrent est en usage, on peut habituellement déduire de la carte que les zones dispersées faisaient autrefois partie d’une aire continue.” (Bloomfield 1933, 340.)43
Notes
41.

La théorie de Bartoli a été élaborée d’après l’exemple latin, c’est-à-dire une langue qui a rayonné à partir du centre d’un empire en expansion. Mais il ne fournit pas un modèle universel d’évolution d’une langue en dialectes. Le quatrième principe, en particulier, se réfère à un mode très particulier d’expansion d’une langue, qui sans être absolument unique dans le monde, ne s’applique cependant qu’à un type particulier de situation linguistique et ne saurait constituer une norme universelle (Malkiel 1972, 862).

42.

Cf. notamment Malkiel (1972), Guiraud (1968b), Bloomfield (1933, 334 et 340), Dauzat (1927 ; 1944), Lehmann (1962, 127).

43.

“Dialect geography thus gives evidence as to the former extension of linguistic features that now persist only as relic forms. Especially when a feature appears in detached districts that are separated by a compact area in which a competing feature is spoken, the map can usually be interpreted to mean that the detached districts were once part of a solid area.” (Bloomfield 1933, 340.) Cf. aussi ce que dit Lehmann (1962, 127) : “Relic areas are generally found in locations which are difficult of access for cultural, political, or geographical reasons”. [“Les aires résiduelles sont généralement situées dans des endroits difficiles d’accès pour des raisons culturelles, politiques ou géographiques”.]